Été 1951 : Giono à la veille
du « Hussard sur le toit »
Soupçonné à la Libération de collaboration, l’écrivain de Manosque devient un paria. Ce n’est qu’à l’automne 1951 que la page se tourne enfin avec un roman au succès mondial...

Un écrivain au sommet. Dans les années 1930, Jean Giono est à la fois une autorité littéraire et morale. Ses livres comme « Colline » et « Que ma joie demeure » ont connu le succès y compris aux États-Unis, Marcel Pagnol en a tiré quatre films, il obtient la Légion d’honneur en 1932, ses engagements pacifistes lui valent une large audience dans la jeunesse… Survient alors la guerre, tempête sans fin qui emporte tout et brise l’écrivain de Manosque.

En 1929, l'année de la publication de « Colline » / Amis de Jean Giono
En 1929, l'année de la publication de « Colline » / Amis de Jean Giono

Non content de balayer ses convictions collectives, elle lui vaut d’être soupçonné de collaboration à la Libération : on lui reproche notamment d’avoir accepté de faire paraître en feuilleton son roman « Deux Cavaliers » dans un journal proche de Vichy, ainsi que de s’être prêté à un reportage dans une revue pronazie. Emprisonné en septembre 1944, il n’est libéré que début 1945. Astreint à séjourner en dehors du département des Basses-Alpes et loin de Manosque, il vit quelques mois à Marseille, puis doit se cacher tout l’été durant dans sa propre maison. Sa situation est alors très précaire : son compte bancaire est bloqué et le Comité national des écrivains, organisme issu de la Résistance, l’a inscrit sur sa liste noire, ce qui interdit de fait toute publication de son œuvre en France.

Article publié en 1944 par la presse bas-alpine / Amis de Jean Giono
Article publié en 1944 par la presse bas-alpine / Amis de Jean Giono







Jean Giono en 1942 / Amis de Jean Giono
Jean Giono en 1942 / Amis de Jean Giono

A sa table de travail au Paraïs / Amis de Jean Giono
A sa table de travail au Paraïs / Amis de Jean Giono

Le 20 août 1944, la quasi-totalité des Alpes du Sud est libérée / Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence
Le 20 août 1944, la quasi-totalité des Alpes du Sud est libérée / Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence

Témoignage de Félix Bernard en faveur de Giono, 10 octobre 1944 / Mucem
Témoignage de Félix Bernard en faveur de Giono, 10 octobre 1944 / Mucem

Article sur l'épuration dans les Alpes du Sud, 20 novembre 1944 / Archives départementales des Hautes-Alpes
Article sur l'épuration dans les Alpes du Sud, 20 novembre 1944 / Archives départementales des Hautes-Alpes
Commissaire de l’exposition Giono inaugurée à l’automne 2019 au Mucem, Emmanuelle Lambert résume la situation sans prendre de gants : « A la Libération, Giono est cuit, il est 'persona non grata'. Et pourtant, il va revenir en majesté, c’est un tour de force assez formidable ». Meurtri, l’écrivain va en effet s’employer des années durant à reprendre son métier et surtout, à retrouver son public. « Giono est alors plus combatif que jamais, tout sauf vaincu, raconte Jacques Mény, le président de l’Association des Amis de Jean Giono. Il lui faut retrouver sa place et si possible au premier rang, dans un milieu littéraire qui semble l’avoir oublié. Son 'grand livre' en dix volumes sera l’arme stratégique de la reconquête ; il va le faire 'remonter sur la scène pour vaincre et vaincre d’une façon totale', l’imposer à nouveau comme l’un des grands romanciers de son temps. Conscient de se trouver à un moment-clef de sa vie et de sa création, il note sur une de ses fiches : 'Si je mourais maintenant, on ne saurait pas quelle est la vraie grandeur de mon œuvre et ce que peut être mon art. Ce que j’ai écrit jusqu’à présent n’est que le côté paysan et naturel de ce que j’ai voulu créer. À partir de maintenant, autre chose va venir' ».

En 1948, époque où Giono interrompt une deuxième fois l'écriture du « Hussard » / Amis de Jean Giono
En 1948, époque où Giono interrompt une deuxième fois l'écriture du « Hussard » / Amis de Jean Giono

Ce « grand livre », c’est le « Cycle du Hussard ». Œuvre colossale, à l’écriture sans cesse interrompue, dans laquelle on peut considérer que comme Camus avec la peste, Giono se sert de la métaphore de l’épidémie du choléra du XIXe siècle pour décrire la France de Vichy. « Après plusieurs années de silence, où Gallimard l’a toujours soutenu financièrement, il recommence à publier au printemps 1947, rappelle Jacques Mény. Ses écrits tels 'Un roi sans divertissement' n’ont toutefois pas immédiatement l’effet escompté sur des lecteurs souvent déconcertés par ce 'nouveau Giono'. Il faudra la publication du 'Hussard sur le toit' pour qu’il remonte sur scène en vainqueur ».
L’été 1951 est donc une renaissance quand, il y a 70 ans, la revue « Hommes et Mondes » publie les bonnes feuilles du roman, dans son numéro 61. Les réactions sont bonnes, la sortie est fixée au mois de novembre. Pour marquer une coupure, Giono se rend en Italie pour la première fois, il y retournera à douze reprises. Le 17 novembre, le « Hussard » arrive enfin en librairie. Le triomphe est immédiat, l’ouvrage fait le tour du monde en quelques mois, « le temps de la consécration et d’une forme de notabilité littéraire est venu ».

L’édition originale du 17 novembre 1951, exemplaire numéroté sur vélin pur fil / Amis de Jean Giono
L’édition originale du 17 novembre 1951, exemplaire numéroté sur vélin pur fil / Amis de Jean Giono

La blessure de 1944 ne se refermera pas pour autant : jusqu’à sa mort en 1970, Giono conservera des manières « farouches, effarouché comme un chat échaudé ». « Dans les années cinquante, il n’a plus d’engagement idéologique, et se consacre totalement à l’écriture, s’orientant vers des histoires où la part des hommes et de la mort prend le dessus sur le lyrisme de la terre, note l’historien Bernard Cousin dans une note réalisée pour le programme Sudorama, piloté par l’Ina. Son attachement à Manosque et son refus de la vie parisienne en font toujours un écrivain à part, mais néanmoins officiellement reconnu, comme le prouvent son élection en tant que membre de l’Académie Goncourt en 1954 ou sa présidence du jury du Festival de Cannes en 1961 ».

En 1955 à sa table de travail / Amis de Jean Giono
En 1955 à sa table de travail / Amis de Jean Giono

Devenu en quelques années un classique de la littérature, le « Hussard » aura en revanche quelque mal à faire le saut du cinéma. Si René Clément puis Luis Buñuel se passionnent pour ce récit, l’affaire tourne court. « Un autre projet cinématographique aurait pu voir le jour en 1958 avec François Villiers, qui est en train de tourner 'L’Eau vive', rapporte le grand archiviste Patrick Frémeaux. Giono écrit un scénario complet mais là encore, l’idée ne se concrétise pas, pas plus qu’un projet pour la télévision envisagé dans les années 60. Décidément, 'Le Hussard' ne se laisse pas facilement apprivoiser par l’image ! ». De ces tentatives, il ne reste que deux courts-métrages préparatoires, écrits et tournés par François Villiers, Jean Giono et Alain Allioux : « Le Foulard de Smyrne », en 1957, sur l'arrivée et l'invasion du choléra en Provence en 1832, et « La Duchesse », en 1958, sur le brigandage légitimiste en Provence.

Affiche de « L’Eau vive », présenté à Cannes et récompensé à Hollywood en 1959 / La Provence
Affiche de « L’Eau vive », présenté à Cannes et récompensé à Hollywood en 1959 / La Provence

Il faudra donc patienter jusqu’en 1995, pour que le roman de Giono entre par la grande porte dans les salles de cinéma : réalisé par Jean-Paul Rappeneau, avec Juliette Binoche dans le rôle principal (la marquise Pauline de Théus) et Olivier Martinez dans le rôle-titre (Angelo Pardi), le film est à l’époque le plus cher du cinéma français, avec un budget de plus de 176 millions de francs. Son tournage à travers la Provence a été une folle aventure, sorte de caravane itinérante allant de villes en villages. Soutenu par une presse enthousiaste, le « Hussard » se hissera sur les hauteurs du box-office, avec plus de 2,5 millions de spectateurs.

Olivier Martinez, virevoltant en colonel Angelo Pardi / Mucem
Olivier Martinez, virevoltant en colonel Angelo Pardi / Mucem






Juliette Binoche dans le rôle de Pauline de Théus / Mucem
Juliette Binoche dans le rôle de Pauline de Théus / Mucem

La fuite éperdue d'un jeune colonel de hussards italien / Mucem
La fuite éperdue d'un jeune colonel de hussards italien / Mucem

Affiche du film de Jean-Paul Rappeneau / Mucem
Affiche du film de Jean-Paul Rappeneau / Mucem

Angelo Pardi et Pauline de Théus après le choléra / Mucem
Angelo Pardi et Pauline de Théus après le choléra / Mucem