1720 : Marseille, porte d’entrée de la Peste
Le 25 mai 1720, un navire marchand se présente au large de Marseille. Malgré de forts soupçons de peste à bord, les règles sanitaires en vigueur ne sont pas respectées : les notables qui ont financé l’expédition font jouer leurs relations pour que la cargaison soit débarquée à temps pour la foire de Beaucaire. Débute alors un cauchemar de deux ans…
« À Bello, Fame e Peste, libera nos, Domine ! ». Ce que l’on peut traduire par « Délivrez-nous, Seigneur, de la guerre, de la faim et de la peste ! ». Placée par Patrick Mouton en introduction de son ouvrage « Marseille 1720. La Grande Peste en 12 questions », publié chez Gaussen, cette prière du Moyen Âge montre combien l’on craignait un fléau jugé surnaturel, impossible à comprendre, considéré comme la manifestation d’une colère divine : « Hippocrate lui-même prônait que les maladies n’ont aucune explication surnaturelle, à une exception près, la peste. Une conviction qui va perdurer dans les esprits. Deux millénaires plus tard, l’épidémie qui va s’abattre sur Marseille en 1720 sera imputable, personne n’en doute alors, à la grande ire de Dieu ».
Il faut dire que la peste remonte à loin. Sans doute apparue voici 20 000 ans, présente à l’Âge du bronze, elle est évoquée dans l'« Ancien Testament » comme envoyée par Dieu aux Hébreux, le roi David étant sommé de choisir entre subir sept années de famine, trois mois de guerre ou trois jours de peste (Livre II Samuel 24). Bientôt, ce sera à l’Europe d’en connaître les assauts comme autant de vagues macabres… En 331 avant notre ère, Athènes est ravagée par le mal. L’Empire romain doit faire face à d’importantes épidémies, la plus connue étant la peste antonine qui sévit à Rome en 166 et participe à sa chute. En 542, Constantinople est pratiquement rayée de la carte, les régions voisines du Bassin méditerranéen et même au-delà sont largement dépeuplées par la peste bubonique.
En 1347, c’est la « Peste noire » : venue de Chine par l’intermédiaire des Mongols de Gengis Khan, elle pénètre en Europe par Marseille et fauche plus de la moitié de la population du continent. « Arrivée par la mer à bord de bateaux génois qui avaient pu échapper au siège de Caffa par les Mongols, la "Peste noire" frappe Marseille en novembre 1347, puis Avignon l'année suivante, raconte le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, passionné d'Histoire médicale. Alors cité papale, c'est le carrefour du monde chrétien : la venue de fidèles en grand nombre contribuera à la diffusion de la maladie dans toute l'Europe. Ce qui n'empêche pas d'accuser les Juifs d'avoir transmis le mal en empoisonnant des puits, il y a des massacres à Toulon, dans le Luberon, les Alpes, un peu partout... ».
« Marseille a largement eu son quota d’horreur, énumère Patrick Mouton. ''Peste noire'' donc, qui fait 16 000 morts. Puis, successivement, surviennent les épidémies de 1649 et 1650, qui ne se soldent, si l’on peut dire, que par quelques milliers de victimes. C’est à ce moment, vers 1650, que naît et prend corps l’idée de doter la ville d’un système défensif jugé inattaquable. Cette conviction va se concrétiser par toute une série de mesures préventives (patentes sanitaires, bureau de santé, lazarets, quarantaine pour les navires, etc.) qui vont devenir un modèle à l’échelle européenne, une sorte de label, mais qui, 70 ans plus tard, révéleront leurs faiblesses et finiront par voler en éclats ».
Mémoire oublieuse ? Concept de supériorité ? Appât du gain ? Autant de raisons qui font que Marseille, alors d’une insolente prospérité depuis l’Édit de Colbert établissant la franchise du port (1669), va une nouvelle fois subir la maladie et l’effroi, voici tout juste 300 ans et des poussières. Et avec elle, une large partie de la Provence… « Tout cela parce que le 25 mai 1720, un vaisseau marseillais, le ''Grand Saint-Antoine'', commandé par le capitaine Chataud, venant de Seyde, en Syrie, avec la peste à son bord et une cargaison de 300 000 écus, bénéficia de complaisances manifestes, devait rapporter dans une vaste étude Charles Mourre, un ancien président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille. Il est vrai que le premier échevin, Jean-Baptiste Estelle, était, en association avec d’autres négociants de la place, propriétaire de la cargaison, un précieux chargement d’étoffes de soie et de balles de coton destinées à être vendues à la foire de Beaucaire de juillet. Parmi ces négociants on relève le nom de deux autres échevins : Audimar et Dieudé ». Résultat, les intendants de santé, anciens échevins pour la plupart, s’emploient à éviter la quarantaine au navire. Et portent une responsabilité indiscutable dans le franchissement par la contagion du barrage des infirmeries, les fameux lazarets imaginés au XVe siècle par la République de Venise : instaurés pour prévenir la contagion potentiellement liée au commerce, ils avaient essaimé dans tous les grands ports de Méditerranée, au premier rang desquels Marseille.
Toujours est-il que le 20 juin 1720, dans les vieux quartiers de la ville, une femme meurt en quelques heures. Ce n’est que la première d’une longue série et à partir du 9 juillet, il est évident que la peste est présente : « Ce jour-là Charles Peyssonnel et son fils Jean-André Peyssonnel, tous deux médecins, appelés au chevet d’un enfant d’une douzaine d’années rue Jean-Galland, diagnostiquent la peste et avertissent les échevins, raconte le docteur Biraben dans un ouvrage publié aux Presses universitaires de France. Les morts sont enterrés dans de la chaux vive et leurs maisons sont murées ». Échevins et autorités sanitaires espèrent néanmoins une contagion limitée et refusent de déclarer la ville atteinte par la peste. Ce qui n’empêche pas les riches propriétaires de quitter Marseille pour se réfugier dans des bastides situées dans les environs. Juste à temps pour échapper à la décision du Parlement d’Aix qui, le 31 juillet, fait interdiction aux Marseillais de sortir de leur terroir et aux habitants de la Provence de communiquer avec eux. Les pauvres gens, eux, créent un vaste campement sur la « plaine Saint-Michel ».
Bientôt, les infirmeries étant débordées, les cadavres sont jetés dans les rues, on fera appel aux forçats pour les transporter. Le désordre est tel que le Régent dépêche à Marseille deux médecins de l’Université de Montpellier, créée au XIIIe siècle et parmi les plus réputés d'Europe. Lesquels livrent un diagnostic sans appel : c’est bien la peste. Laquelle a contaminé toute la ville y compris l’Arsenal des galères qui s’était pourtant barricadé, il meurt cent personnes chaque jour, puis 300, puis mille….. On ferme les églises, la terreur est générale. Rares sont ceux qui tentent d'enrayer le mal, tels le chevalier Roze qui s'emploie à faire enlever les cadavres ou des religieux qui distribuent de quoi ne pas mourir de faim. Le 10 septembre, le roi, instruit de la situation d’extrême détresse de Marseille, fait nommer le chevalier Charles-Claude Andrault de Langeron, par ailleurs déjà chef d'escadre des galères à Marseille, commandant de la ville et du terroir. La tâche est immense mais son autorité est très forte.
Carte de la rade de Marseille à la fin du XVIIe siècle / La Provence
Carte de la rade de Marseille à la fin du XVIIe siècle / La Provence
Jean-André Peyssonnel, gravure Étienne Fessard / Wellcome Collection
Jean-André Peyssonnel, gravure Étienne Fessard / Wellcome Collection
Le rapport des médecins Chicoyneau et Verny / BMVR
Le rapport des médecins Chicoyneau et Verny / BMVR
Le chevalier Roze déblayant la Tourette au plus fort de la peste / Rijksmuseum Amsterdam
Le chevalier Roze déblayant la Tourette au plus fort de la peste / Rijksmuseum Amsterdam
Le 14 septembre, le Conseil d’État prononce le blocus de Marseille et règle la police maritime. Trop tard, le bacille a gagné le reste de la Provence et le Languedoc. On se résout à édifier à la hâte un cordon sanitaire pour protéger le reste du royaume, le « Mur de la peste », toujours visible dans les monts de Vaucluse : il est prolongé jusqu’à la Durance le long du Jabron, puis jusqu’aux Alpes. Pourtant censé être à l’abri, ce n’est que le 22 septembre 1722 qu’Avignon verra ordonnée la dernière quarantaine…
Remontant la vallée de l’Huveaune, le mal arrive à Aubagne. Où l’on se protège tant bien que mal, comme le racontera l’abbé Barthélemy : « On vota immédiatement la fermeture des portes et avenues de la ville visant Marseille, Toulon, Gémenos et Saint-Jean de Garguier. On exhaussa les murailles du côté de Peypagan et du Pont de Reine pour empêcher toute escalade. Les portes et fenêtres des maisons formant l’enceinte de la ville, et les avenues des rues furent bâties. On ne laissa que trois portes ouvertes, gardées nuit et jour par les habitants désignés à tour de rôle pour ce service ». Pas moins de six hôpitaux furent ouverts et les lits fabriqués avec des planches réquisitionnées dans les fabriques de poteries (le plus important se trouvait à la chapelle des Pénitents noirs). Quant aux mendiants, ils étaient cantonnés dans l’enclos d’une propriété, rappelle l’archiviste de la Ville d’Aubagne Sandra Rouqueirol. Des précautions vite insuffisantes : en octobre, les consuls ordonnent l’évacuation de la ville face à la virulence de la maladie… Dans « La Peste en Provence au XVIIIe siècle », on apprend que « l’épidémie devait sévir à Aubagne d’août 1720 à octobre 1721 ». Avec un phénomène de reprise de la maladie au huitième mois, également observé à Salon.
Dans ce périmètre de désolation, La Ciotat qui compte 9 000 habitants est une des rares cités à échapper à l’épidémie : « Sur terre, les portes de la ville sont murées et des barrières dressées, on distribue des billets de santé aux habitants, raconte Mireille Bénedetti, qui anime l’association La Ciotat, il était une fois 1720. Les médecins et intendants de santé distribuent des billets de santé aux habitants. Dans le port, une barque monte la garde et les capitaines de vaisseaux doivent jurer sur ''la palette de prestation de serment'' qu’aucun malade n’est à bord. Et quand des troupes venues de Marseille se présentent, les femmes montent sur les murailles et ''armées de leurs enfants'', elles repoussent les soldats en leur offrant la quarantaine dans une bastide voisine ». Le port de La Ciotat est d’ailleurs désigné entrepôt de commerce, c’est là qu’arrivent les denrées pour Marseille et toutes les villes voisines menacées de famine. Trois bateaux chargés de blé sont ainsi envoyés par le pape.
Bientôt, la ville apparaît comme un des rares abris sûrs de la région. Cela n’échappe pas aux autorités religieuses : l’abbé marseillais du couvent de Saint Victor s’y réfugie. Fort diplomatiquement, il est accueilli avec les honneurs. « L’évêque de Marseille permet alors à La Ciotat de célébrer la fête de Saint Roch et de faire la procession autour des murailles le 16 août, souligne Mireille Benedetti. C’est ainsi que cette date devient ''Fête de la ville''. Une trace en subsiste encore aujourd’hui : nichée dans l’escalier monumental d’une bastide appelée la Bastide Marin, une statue du saint rappelle la vocation hospitalière du lieu qui depuis quatre siècles veille sur la santé des Ciotadens ».
À partir d’octobre 1720, la peste se met enfin à reculer dans Marseille, la mortalité journalière tombe à une vingtaine de personnes, puis ne cesse de baisser. Sous l’inspiration d’une religieuse du premier monastère de la Visitation, Anne-Madeleine Rémuzat, Mgr de Belsunce décide de consacrer son diocèse au Sacré-Cœur de Jésus, avec une cérémonie célébrée dès le jour de la Toussaint, le 1er novembre. Bientôt, les boutiques rouvrent, le travail reprend sur le port et la pêche est de nouveau pratiquée. C’est compter sans une deuxième vague, qui survient en avril 1722. Nouvelle panique et à la demande de Mgr de Belsunce, les échevins font le 4 juin un vœu solennel : « Aller entendre à chaque date anniversaire la messe au monastère de la Visitation et offrir un cierge ou flambeau de cire blanche, du poids de quatre livres, orné de l’écusson de la ville pour le brûler ce jour-là devant le Saint-Sacrement ».
Image d'Epinal du XIXe siècle représentant Mgr de Belsunce au secours des malades / Mucem
Image d'Epinal du XIXe siècle représentant Mgr de Belsunce au secours des malades / Mucem
Apparition du Sacré Cœur de Jésus pour vaincre la peste de 1720, tableau de Robert Bichue (1750) / Musée d'Histoire de Marseille
Apparition du Sacré Cœur de Jésus pour vaincre la peste de 1720, tableau de Robert Bichue (1750) / Musée d'Histoire de Marseille
La cérémonie du voeu des échevins en 1722 / Archives municipales de Marseille
La cérémonie du voeu des échevins en 1722 / Archives municipales de Marseille
Cette rechute est heureusement de courte durée et début août, l’épidémie apparaît définitivement enrayée. Elle laisse derrière elle un bilan effroyable : 30 000 et 40 000 décès pour Marseille sur une population de 80 000 à 90 000 habitants, entre 90 000 et 120 000 victimes pour la Provence sur environ 400 000 habitants. « On donna la liste générale imprimée des personnes mortes du mal contagieux à Marseille et dans le terroir, rapporte le père Paul Giraud. Le total monta au nombre de 39 115. Mr Capus, archivaire, déclara au bas que cette liste avait été faite sur les dénombrements remis aux archives de la communauté de Marseille par les capitaines et les commissaires. Quoi que le détail de ce dénombrement parut exact, le public n’en fut pas satisfait. Il y avait tant d’étrangers, tant de gens sans aveu dans Marseille avant la contagion qu’il était très difficile de savoir précisément le nombre de tous les morts, surtout après l’extinction entière de tant de familles qui avaient péri presque toutes à la fois. Mais sans vouloir approfondir les motifs qui avaient pu obliger les échevins de diminuer le nombre de morts, on vit bien qu’il avait été beaucoup plus grand qu’ils ne l’avaient déclaré. Outre qu’ils ne comprirent pas dans leur rôle les personnes mortes dans les garnisons et dans les hôpitaux des galères, ils oublièrent les hôpitaux des Convalescens et des Orphelins ». Si l’on en croit l’abbé Barthélémy, qui s’appuyait sur le mémoire des consuls envoyé au Parlement, « il y eut à Aubagne 509 maisons de ville et 222 maisons de campagne infectées et 2 114 morts sur une population normale de 7 000 âmes, réduite à 5 000 par l’émigration ».
Ce à quoi s’ajoute le désastre économique, détaillé par Charles Mourre : « On sait moins que pendant deux ans, Marseille, la Provence et les ports du Languedoc furent à peu près rayés de la carte du monde, les ports étrangers se virent interdits à nos marins sous peine de mort, certains d’entre eux le restèrent longtemps encore après la cessation du fléau. Sait-on que pour empêcher la contagion de s’étendre dans le reste du pays, c’est le tiers de l’infanterie et le quart de la cavalerie française qui durent former un cordon sanitaire autour des régions ravagées ? ».
Billet humoristique sur les bienfaits de l'alcool contre la peste / Archives municipales de Marseille
Billet humoristique sur les bienfaits de l'alcool contre la peste / Archives municipales de Marseille
Affiche de la première moitié du XXe siècle / Archives municipales de Marseille
Affiche de la première moitié du XXe siècle / Archives municipales de Marseille
La consigne sanitaire mise en service après la peste de 1720 / Archives municipales de Marseille
La consigne sanitaire mise en service après la peste de 1720 / Archives municipales de Marseille