1871 : « Marseille, ville rebelle »
sur le banc des accusés

Navires en provenance des colonies dans le port de Marseille à la fin du XIXe siècle, photochrome de la Detroit Publishing Company / Library of Congress

Navires en provenance des colonies dans le port de Marseille à la fin du XIXe siècle, photochrome de la Detroit Publishing Company / Library of Congress

Navires en provenance des colonies dans le port de Marseille à la fin du XIXe siècle, photochrome de la Detroit Publishing Company / Library of Congress

Avec la défaite contre la Prusse et la proclamation de la IIIe République, la fièvre révolutionnaire gagne Marseille en 1870. Nommé pour rétablir l’ordre l’année suivante, le général Espivent prend alors le contrôle militaire de la cité et instaure l’état de siège. Il le maintient jusqu’en 1876 et en profite pour organiser plusieurs procès spectaculaires, notamment contre l’avocat Gaston Crémieux qui est fusillé le 30 novembre 1871.

Le 4 avril 1871, le général Espivent fait bombarder les insurgés marseillais depuis le fort Saint-Nicolas et la colline de la Garde / Musée du Vieux Marseille

Le 4 avril 1871, le général Espivent fait bombarder les insurgés marseillais depuis le fort Saint-Nicolas et la colline de la Garde / Musée du Vieux Marseille

Le 4 avril 1871, le général Espivent fait bombarder les insurgés marseillais depuis le fort Saint-Nicolas et la colline de la Garde / Musée du Vieux Marseille

D'un côté, la bonne ville de Marseille, cité coupable de trop aimer son indépendance et sa liberté face à la toute puissance et au monopole parisiens. De l'autre, un personnage qui se distinguera en avril 1871, en bombardant la ville depuis le fort Saint-Nicolas et la colline de la Garde. La « Bonne Mère » fut rebaptisée pour la circonstance par les Marseillais qui savent toujours conserver leur sens de l’humour, même dans les circonstances les plus dramatiques, « Notre-Dame de la Bombarde ». Cet homme est général mais il n’a jamais vu un Prussien en face de lui, pendant la guerre de 1870. Fils d’émigrés de 1789, le général Espivent de la Villeboisnet n’a pas digéré l’affront que la Révolution a infligé à sa famille. Aveuglé par ses ressentiments, lorsqu’il est nommé en février 1871 gouverneur de Marseille afin de ramener le calme dans un département agité par des mouvements populaires depuis l’année précédente et la chute de Napoléon III, il est bien décidé à éliminer les « rouges », responsable de son humiliation, et à mettre à genoux la ville rebelle.

Le général Espivent, le « boucher » de la Commune de Marseille / Archives Libre Pensée

Le général Espivent, le « boucher » de la Commune de Marseille / Archives Libre Pensée

Le général Espivent, le « boucher » de la Commune de Marseille / Archives Libre Pensée

Arrêté pris par la Commune de Marseille pour organiser des élections le 3 avril 1871 / Archives Libre Pensée

Arrêté pris par la Commune de Marseille pour organiser des élections le 3 avril 1871 / Archives Libre Pensée

Arrêté pris par la Commune de Marseille pour organiser des élections le 3 avril 1871 / Archives Libre Pensée

L’occasion lui en est donnée quand le 23 mars, après l’occupation de la préfecture par une foule de manifestants, est proclamée la « Commune de Marseille » en solidarité avec celle de Paris. La répression conduite par Espivent est implacable : on dénombrera plus de 150 morts à la fin de la terrible journée du 4 avril et plus de 600 personnes seront arrêtées dont de nombreux journalistes « communards ».

Le 12 juin, 17 accusés se retrouvent devant le conseil de guerre, au palais de justice, dont le principal leader de la Commune marseillaise, l’avocat nîmois de confession israélite, Gaston Crémieux. Celui-ci assure aussitôt n’avoir jamais prononcé que des paroles de paix et de conciliation. Au président du conseil de guerre, le lieutenant-colonel Thomassin, qui lui reproche son inertie lors de l’envahissement de la préfecture et d’une prise d’otages, le 23 mars 1871, il réplique : « Rétablir l’ordre, c’était notre but. Notre malheur a été de ne pas réussir, ce qui est une grande faute en matière de politique ». Quant au drapeau rouge installé sur le balcon de la préfecture : « J’ai été surpris comme beaucoup, de voir flotter ce drapeau, assure Crémieux. Mais lorsque j’ai voulu en savoir plus, j’ai reçu un coup de baïonnette au niveau de la lèvre inférieure ».

L'avocat Gaston Crémieux photographié par Eugène Appert, peu de temps avant son exécution / Archives Libre Pensée

L'avocat Gaston Crémieux photographié par Eugène Appert, peu de temps avant son exécution / Archives Libre Pensée

L'avocat Gaston Crémieux photographié par Eugène Appert, peu de temps avant son exécution / Archives Libre Pensée

Le lieutenant-colonel François Achille Thomassin. Le 28 juin 1871, il condamne à mort Gaston Crémieux et deux de ses camarades / Archives Libre Pensée

Le lieutenant-colonel François Achille Thomassin. Le 28 juin 1871, il condamne à mort Gaston Crémieux et deux de ses camarades / Archives Libre Pensée

Le lieutenant-colonel François Achille Thomassin. Le 28 juin 1871, il condamne à mort Gaston Crémieux et deux de ses camarades / Archives Libre Pensée

Après Crémieux, Bouchet, Pelissier et tous les accusés affirment que lors des événements de la préfecture, c’étaient les délégués de la Commune de Paris qui dirigeaient le mouvement. Réfugié à Londres, Bernard Landeck, principal émissaire venu de la capitale durant les faits, le confirmera quelques mois plus tard dans une lettre adressée à plusieurs journaux français et belges. « J’ai en quelque sorte servi de frein, précise Crémieux, mais mon influence malheureusement n’était que relative ». La plaidoirie de son avocat, Me Albert Aicard, est brillante, elle émeut le public stupéfait par la force de ses paroles, notamment lorsqu’il s’écrie : « Nous, insurgés de Marseille, nous serions condamnés par un gouvernement sorti de l’insurrection ? N’y a-t-il pas là une sanglante ironie ! Je m’en étonne et m’en indigne ». Puis, quand on accuse son client d’avoir été un « chef de guerre » et d’en appeler aux armes pour renverser le pouvoir légalement établi, il s’insurge : « Montrez-moi ceux que Crémieux a fait fusiller ! ».

Mais l’accusation veut un exemple. Étienne, Pélissier et Crémieux sont condamnés à mort, quatre accusés à la déportation, d’autres à des années de détention. Six seulement sont acquittés. En septembre, Clovis Hugues, autre grande figure de la Commune, est à son tour condamné à trois ans de prison et retrouve son ami Crémieux, à la prison Saint-Pierre. Désormais, le sort des trois condamnés à mort dépend de la grâce présidentielle. Crémieux reste confiant. Un matin, pour détendre l’atmosphère, il soulève sa chemise et dit à Clovis Hugues en montrant sa poitrine, sourire aux lèvres : « Ils n’oseront tout de même pas loger douze balles dans une peau aussi blanche que celle-là ». Les trois condamnés à mort décident de parodier leur propre exécution. Crémieux se met debout au pied du lit et crie : « Feu ! ». Étienne et Pélissier imitent le bruit de la fusillade : « Pan ! Pan ! ». Personne ne croit sérieusement à leur exécution, et Crémieux moins encore que les autres.

Le journaliste Clovis Hugues, emprisonné en tant que partisan de la « République Sociale » / Archives Libre Pensée

Le journaliste Clovis Hugues, emprisonné en tant que partisan de la « République Sociale » / Archives Libre Pensée

Le journaliste Clovis Hugues, emprisonné en tant que partisan de la « République Sociale » / Archives Libre Pensée

Adolphe Thiers caricaturé par André Gill / La Provence

Adolphe Thiers caricaturé par André Gill / La Provence

Adolphe Thiers caricaturé par André Gill / La Provence

C’est compter sans l’acharnement et la haine du général Espivent, par ailleurs antisémite notoire, qui met tout son poids dans la balance pour que Crémieux soit éliminé. Alors que ses deux camarades sont graciés, Gaston Crémieux voit sa condamnation à mort confirmée. Pourtant, sa femme Noémie qui a plaidé sa cause à Paris auprès des plus hauts responsables avait reçu des assurances contraires. Comme le soulignera fort justement Édouard Drumont : « Thiers avait accordé la grâce de Gaston Crémieux. C’est le général Espivent qui l’a fait exécuter de son initiative personnelle ». Marseille est sous le choc. David Bosc qui avait pourtant combattu ses idées, est indigné, de même que le préfet Cosnier. Même les adversaires les plus acharnés de celui que l’on appelait « l’avocat des pauvres », sont révoltés.

La mobilisation des Marseillais, toutes classes sociales et opinions confondues, n’impressionne pourtant pas le général Espivent. « Le factieux incorrigible » est fusillé le 30 novembre 1871, à 7 heures du matin, dans les jardins du Palais du Pharo, le palais de l’ex-impératrice Eugénie. Crémieux, cet humaniste révolutionnaire un peu trop naïf sans doute, devient le martyr de la Commune de Marseille. « Ils l’ont fusillé ce matin, à la pointe du jour, mais il est mort bien courageusement », écrira Clovis Hugues à Camille Flammarion. Apposée à l’endroit même de son exécution, une plaque a disparu il y a quelques années. Elle vient d'être remplacée par la Ville de Marseille, à l'occasion de la commémoration de l'événement en présence de l’ancienne garde des Sceaux Christiane Taubira.

Gaston Crémieux est fusillé le 30 novembre 1871, à 7 heures du matin, dans les jardins du Palais du Pharo / La Provence

Gaston Crémieux est fusillé le 30 novembre 1871, à 7 heures du matin, dans les jardins du Palais du Pharo / La Provence

Gaston Crémieux est fusillé le 30 novembre 1871, à 7 heures du matin, dans les jardins du Palais du Pharo / La Provence