22 septembre 1992,
dans le Vaucluse la crue du siècle
C’était il y a 30 ans. Vaison-la-Romaine
et le Haut-Vaucluse étaient dévastés par un épisode pluvio-orageux d’une rare violence causant des torrents d’eau et de boue.
Le bilan avait été dramatique : au moins 40 morts et des milliers de sinistrés. Sur place,
les stigmates sont encore là. 30 ans après, il est impossible d’oublier
Qu’elle paraît inoffensive cette rivière ! Qu’il semble apaisé ce filet d’eau qui serpente le long du centre historique de la belle et poétique Vaison-la-Romaine. Qu’il nous semble impensable d’imaginer pourtant que l’Ouvèze se transforma un jour en un théâtre d’apocalypse, emportant avec lui des dizaines de vie humaines.
En ce 22 septembre 1992, le Vaucluse s’attendait à recevoir la colère du ciel mais ne pouvait imaginer le pire. La veille, un bulletin météo "alarme" transmis à la préfecture et aux pompiers avait prévu des cumuls de précipitations de 150 à 200 millimètres par secteur pour les 48h à venir et à Vaison, le maire Claude Haut avait été prévenu que l’épisode devait se cantonner au versant sud du Ventoux alors que sa ville se trouve au nord : "Pour moi, il n’y avait donc pas d’événement particulier. Le problème c’est qu’il y en a eu 300 au nord. Sur ça, personne ne nous a dit quoi que ce soit." Des prévisions peu précises qui causeront un manque d’anticipation et un retard dans les interventions.
Le matin, à 10h, de violents orages et bourrasques commencèrent par frapper Avignon et le sud du département. À Vaison, comme tous les mardis, c’était jour de marché. Touristes et badauds flânaient donc sous une pluie supportable lorsque les éléments se sont une première fois déchainés, vers midi. À l’issue, l’Ouvèze dépassait déjà d’un mètre son niveau habituel. Mais le pire était devant. En début d’après-midi, les habitants ont tous eu la même mauvaise impression. Celle d’une nuit noire en pleine journée. Celle d’un ciel plus menaçant que jamais, prêt à déverser son courroux.
Entre 14h et 15h15, des pluies torrentielles vont s’abattre sur tout le haut Vaucluse. 182 mm à Vaison, 215 à Malaucène, 300 à Entrechaux, 1500 tonnes d’eau tombent sur un relief pentu. Il n’en faut pas plus à l’Ouvèze pour gonfler dans des proportions jamais atteintes, alimenté en plus par ses affluents. À 14h15, le pont romain, qui s’élève habituellement 16 mètres au-dessus de la rivière, est submergé.
Trois quarts d’heure plus tard, et alors que les pompiers ont entamé leurs reconnaissances et que l’inquiétude monte, une gigantesque vague d’eau et de boue déferle sur la ville. Le camping À cœur joie est totalement emporté et le pont romain sert alors de goulet d'étrangelement. En aval, dans le lit de l’Ouvèze, le lotissement Théos est lui dévasté.
Indesctructible pont romain,
symbole de la catastrophe
À cet instant, on sait déjà qu’il y a des morts, que la catastrophe est là mais on n’imagine toujours pas dans quelles proportions. Bloqués par les conditions, les premiers hélicoptères arrivent sur place et procèdent à de nombreux sauvetages sur les toits alors que des maisons sont emportées et que des caravanes flottent en centre-ville. L’image de l’une d’elles, se fracassant contre le pont romain est encore dans toutes les mémoires.
Le plan Orsec est déclenché par le préfet et des centaines de pompiers et militaires rejoignent le secteur. Le gymnase est lui transformé en chapelle ardente et à 20h45, un premier bilan fait état de 11 morts. Il y en a en fait plus de trois fois plus, 34 rien qu’à Vaison, une dizaine d’autres ailleurs. La pire catastrophe naturelle qu’ai jamais connu le Vaucluse aura fait 9000 sinistrés dans 63 communes et 109 millions d’euros de dégâts. Onze ponts auront été emportés à l’exception du pont romain millénaire, 80 kilomètres de routes sont à reconstruire, 153 maisons et 84 commerces détruits. Sur place, les semaines qui ont suivies ont heureusement marqué une exceptionnelle solidarité qui aidera le secteur à se relever.
Mais malgré une implication de tous les instants, 30 ans jour pour jour après la catastrophe, Vaison reste traumatisée. La ville n’oubliera jamais.
Quand l’eau s’est retirée, le département n’a pu que constater les dégâts.
Quand l’eau s’est retirée, le département n’a pu que constater les dégâts.
153 maisons auront été détruites et plus de 2 000 sinistrées / Bruno Souillard
153 maisons auront été détruites et plus de 2 000 sinistrées / Bruno Souillard
Les campings ont essuyés de gros dégâts.
Les campings ont essuyés de gros dégâts.
Le bilan de la catastrophe est terrible elle aura fait plus de 40 morts et des dizaines de blessés et traumatisés comme ici à Violès / Ange Esposito
Le bilan de la catastrophe est terrible elle aura fait plus de 40 morts et des dizaines de blessés et traumatisés comme ici à Violès / Ange Esposito
Les témoignages
de ceux qui ont vécu la catastrophe
Thierry Lafont
Le pompier qui sauva 38 campeurs
Il se devait d’y aller. "Si je n'aide pas les gens dans une situation comme ça, je n'ai pas vocation à être pompier." Volontaire, tout juste âgé de 23 ans, Thierry Lafont a été le premier à intervenir au camping À cœur joie, en amont du pont romain, tout juste englouti par l’Ouvèze. Et pour cause, la ville était alors isolée par l’orage. Quand il arrive sur les hauteurs de Vaison, l’eau a déjà pris ses aises. Au niveau de l’actuelle caserne, la rivière est déjà montée dans des proportions jamais vues et est complètement sortie de son lit. "C’était un lac", se souvient-il. C’est là, "au bon endroit au bon moment", que Thierry Lafont voit arriver Jean-Pierre Noël, qui traîne une barque à moteur. "On nous a aidé à mettre le bateau à l’eau et on y est allé. Il y avait des gens sur les sanitaires, les toitures, dans les peupliers de plus de vingt mètres et dans les caravanes qui étaient calées. On entendait crier." Alors Thierry et Jean-Pierre multiplient les allers-retours, jusqu’à ce que la décrue s’amorce. En tout, ils sauveront 38 personnes avant que la vague n’emporte tout : "Je n'aurais jamais dit 38. On l'a su après. Les rotations ont duré trois heures. Sans la barque, on n’aurait rien pu faire, mais là on s’en sentait capables, il n'y avait pas de courant. Le pire, ça a été à la décrue. Les caravanes ont commencé à descendre et on a vu partir des gens qui n'avaient pas voulu venir avec nous, tétanisés ou parce qu’ils se sentaient en sécurité."
Thierry Lafont se souvient d’un "couple de Luxembourgeois d'une trentaine d'années avec des enfants de 5-6 ans, récupérés sur les sanitaires". Le reste : principalement des "retraités et 75% d'étrangers." "Après, on a sorti les grosses échelles, il y avait encore des gens coincés dans les arbres. Je me rappelle d'une dame qui nous disait que son mari était sur un autre arbre. Mais il avait été emporté et on ne pouvait pas lui mentir." Vers 17h, les renforts arrivent en nombre sur place. Malgré tout, le pompier refuse d’être qualifié de héros : "Je n'ai jamais voulu parler de ça. Je le fais parce que ça fait 30 ans et que je voudrais que les gens se rendent compte qu'on est dans une région magnifique mais avec des cours d'eau où ça peut monter très vite."
Jean-Louis Vollot, instituteur
Cerné par les eaux, bloqué à l’étage
de l’école Zola avec 80 élèves
Avec son épouse Monique et ses enfants, Jean-Louis Vollot vivait à Villedieu quand ont eu lieu les inondations de 1992. À l’époque, il était maire du village mais également instituteur à Vaison-la-Romaine. Et plus précisément à l’école Emile-Zola, accolée à l’école Jules-Ferry, située non loin du lit de l’Ouvèze qui a mortellement débordé, ce jour de septembre. Il se souvient de manière aiguë de cet épisode de sa vie.
"C’était un mardi, le jour du marché. J’étais en train de manger avec mes parents dans Vaison quand l’orage est devenu de plus en plus violent et que l’eau a commencé à monter. Quand je me suis retrouvé dans la cour de récréation vers 13 h 40 c’était déjà le déluge. À cause du mauvais temps, ce jour-là, il n’y avait que quatre-vingts élèves sur deux cents. Ce qui nous a permis de mieux gérer les enfants et de les rassembler, sur décision du directeur, à l’étage dans l’école Zola. Dans l’après-midi, jusqu’à la décrue qui a commencé vers 17h, l’eau est montée de trois mètres dans l’école. Des enfants disaient avoir vu passer des caravanes. En tous les cas, en quelques heures, tous nos véhicules ont été emportés par la vague qui déferlait dans les rues et ont été transportés des dizaines de mètres plus bas ou bien se sont enchevêtrés les uns dans les autres. Ma classe était parallèle à la rivière. Ma sacoche, comme il y avait mes papiers à l’intérieur, était facilement identifiable et a été retrouvée le lendemain au restaurant L’escargot d’or. Nous avons tous été marqués par cette après-midi de septembre 92, bloqués avec les enfants sans moyens de communication puisque toutes les lignes étaient coupées. Les portables n’existaient pas. Nous entendions les hélicoptères tourner. Même lorsque j’ai pu rejoindre mon épouse à Villedieu, dans la soirée, l’angoisse était toujours présente. Notre fils, adolescent, qui revenait de son école en bus qui s’est arrêté loin du village, était égaré dans la nature…"
Bernard Sorbier
Dominique Boulard, ex-employée municipale
"Ça a changé notre vie, notre regard
sur la ville"
À fleur de peau. Même trente ans après. Dominique Boulard n’est pas ressortie indemne du 22 septembre 1992. En charge pour la ville des affaires culturelles, elle s’est retrouvée en première ligne de la gestion de crise, comme beaucoup : "Pendant deux mois, ma vie a été totalement chamboulée parce que je travaillais avant au secrétariat général et j'ai suivi tout ce qu'il a fallu faire pour traiter l'après catastrophe. On n'est jamais préparés à ça."
Mais avant l’après, il y a eu l’angoisse : "Notre fils était à l'école Zola, pris au piège des eaux. On a eu très peur. On a aussi vécu la période où l’eau montait, où on ne pouvait rien faire qu’attendre. Mon mari est ensuite parti avec l'élu à la culture au camping. Ils se sont tous attachés avec des cordes pour essayer de sortir les gens qui étaient dans la zone basse." Système D. "J'en ai encore la chair de poule, les larmes montent. C'était il y a 30 ans, mais c'est encore très présent. Ça a changé notre vie, le regard que mon mari avait sur sa ville parce qu'il a toujours vécu ici. Ça a changé nos envies par rapport à ce qu'on a fait après."
Si elle n’a finalement "rien perdu", Dominique pense toujours aux victimes et à ceux qui ont tout perdu : "Ça laisse une trace dans la vie. Il y a aussi eu des orphelins qui ont été accompagnés par une association. Ça ça laisse une trace dans la vie. Je n'ai rien perdu, j'ai juste vécu ça de l'intérieur". Dans les jours et semaines après, il a fallu gérer la "période de rupture. Pendant 6 mois, on a vécu l'après, la gestion, l'accompagnement, c'était une période en suspens et quand vous sortez de ça, vous vous posez la question de ce que vous allez faire, comment vous allez vivre, vous avez d'autres priorités." Pour avancer, pour ne plus ressasser, comme beaucoup de Vaisonnais, Dominique Boulard a décidé d’évoquer la catastrophe le moins possible : "Entre nous, on n’en parle pas vraiment. Je ne sais pas si c'est tabou mais on a essayé de l'évacuer et il y a un moment où la ville était celle de la catastrophe. Pendant une bonne dizaine d'années, ça a été vécu avec une approche catastrophiste et les gens venaient pour ça."
Ange Esposito photographe à
"La Provence", à l’époque au "Méridional"
"Pendant 20 ans, j’ai été malade le 22 septembre"
Il n’était jamais revenu sur place. L’occasion professionnelle ne s’était jamais vraiment présentée mais Ange Esposito ne pouvait surtout pas remettre les pieds à Violès. "Pendant 30 ans, j’ai contourné la ville". Le photographe du Méridional se rappelle pourtant, comme si c’était hier, du 22 septembre 1992.
Ce jour-là, il est envoyé seul en direction de Vaison-la-Romaine. Mais un peu après Violès, l’eau est déjà là et il fait demi-tour. Il se gare alors dans le centre du village où il repère de l’agitation. "Je n’avais pas conscience du danger. J’ai mis mon téléobjectif et commencé à faire des photos." Rue de l’Écluse, il immortalise ces riverains qui tentent de fuir accrochés à un fil d’Ariane. Une série de photos qui fera une double de Paris Match. Mais le journaliste est plombé par ses bottes, manque de tomber dans une bouche d’égout et finit par être immobilisé. Là, il sent que l’eau est en train de gagner la partie. Il s’accroche au pylône d’une maison et ne doit son salut qu’à un camion de pompiers qui passe dans la rue : "Tu te demandes si tu vas tenir, tu ne penses qu’à ta survie..." Dans un réflexe qui paraît fou mais témoigne du personnage, Ange Esposito parvient à préserver ses pellicules, l’une dans la bouche, l’autre contre son torse. Une fois sur le camion, le photographe refait surface mais il se rend compte alors que tout son matériel est hors service.
"Ils nous ont laissé dans une cour et c’est là que j’ai vu passer ma voiture. Elle n’a été retrouvée que dix jours plus tard, à dix kilomètres de là." Le journaliste emprunte le téléphone d’une riveraine et prévient sa rédaction, qui tombe des nues. "Personne ne savait, je leur ai appris que c’était l’apocalypse". Les pompiers déposent son petit groupe à la caserne et leur demande d’y rester. Mais Ange Esposito repart et se met à faire du stop sur la route d’Orange, couvert de boue. Une berline finit par s’arrêter : "C’était un avocat, Michel Roubaud, qui revenait de Valence. Il m’a ramené à Avignon. Je n’avais en tête que de ramener mes deux pellicules à l’agence. C’était peut-être ma bouée, pour me rattraper à quelque chose." En arrivant , il confie sa pellicule et retrouve sa femme, morte d’inquiétude, qui lui apporte des habits propres.
Dans les jours qui suivent, il prend conscience que la fin était proche : "Pendant des jours, tu as des images. Je ne regrette pas, c’était mon boulot. Mais pendant 20 ans, j’ai été malade le 22 septembre. Quand il pleut et que je sais que le lendemain je vais travailler, j’ai peur, j’angoisse." Dans sa carrière, le photographe couvrira d’autres inondations, celles d’Aramon, de la Barthelasse, mais les lendemains, pas au moment du déluge. Après coup, à l’aube de la retraite, il regrette de ne pas avoir accepté son statut de victime : "J’ai été changé pour toujours. J’ai fait beaucoup plus de choses pour les gens que j’aime que si je n’avais pas vécu ça. Après, j’embrassais ma femme avant de partir, mon fils. Je me dis à chaque fois, j’ai gagné trente ans. C’est un privilège de vieillir."
Pris au piège, certains habitants ont patienté des heures sur le toit de leur maison, attendant d’être héliportés / Mario Botella
Pris au piège, certains habitants ont patienté des heures sur le toit de leur maison, attendant d’être héliportés / Mario Botella