« François est un pape révolutionnaire, un pape de notre temps »

Élu pape il y a tout juste dix ans, Jorge Mario Bergoglio est devenu François. Premier souverain pontife non européen, issu de l’ordre des jésuites, il s’emploie depuis à adapter l’Église au monde pour venir en aide aux plus faibles. Un militantisme du cœur qui n’est pas sans provoquer des crispations dans une institution millénaire, comme l'explique l'historien Hervé Yannou à l'occasion de sa venue à Marseille les 22 et 23 septembre.

Administrateur pour les Monuments nationaux, notamment du Domaine national du château d’Angers et du château de Carrouges, Hervé Yannou est aujourd’hui installé dans le Maine-et-Loire. Cet ancien conseiller de Jean-Marc Ayrault à Nantes connaît toutefois tous les secrets de Rome et du Vatican, où il a longtemps été correspondant de presse particulièrement pour « Le Figaro ». Historien de formation, Hervé Yannou est l’auteur de plusieurs études, analyses et ouvrages sur l’histoire de la laïcité, la séparation des Églises et de l’État en 1905 et la papauté contemporaine, notamment « Le Geste et la Parole : Benoît XVI et les médias » publié par l’Institut de France.

Hervé Yannou, ancien correspondant de presse à Rome / Photo DR
Hervé Yannou, ancien correspondant de presse à Rome / Photo DR

Jorge Mario Bergoglio à 12 ans en 1948 (quatrième garçon à gauche sur la troisième rangée à partir du haut) / Anuario Colegio Don Bosco)
Jorge Mario Bergoglio à 12 ans en 1948 (quatrième garçon à gauche sur la troisième rangée à partir du haut) / Anuario Colegio Don Bosco)
Jorge Mario Bergoglio a été élu pape il y a tout juste dix ans. Alors que l’Église a longtemps cherché à changer le monde, peut-on considérer qu’il a réussi à changer l’Église pour l’adapter au monde, conformément à sa formation de jésuite ?
« On peut dire que François est un pape révolutionnaire, un pape de notre temps. D’abord, notez qu’il s’appelle François, c’est le premier, il n’y a jamais eu aucun pape qui se soit appelé François. Il ne porte donc pas un numéro. Pas comme Jean-Paul II, Pie XII, Jean XXIII, la litanie des noms de papes… Lui, il a choisi un nom ne rendant hommage à aucun de ses prédécesseurs. Ça marque une certaine rupture puisqu’il n’a pas vu un intérêt à exprimer une continuité ou un intérêt particulier pour ses prédécesseurs. Par ailleurs, c’est extrêmement important, il est le premier pape non européen et il n’a connu aucune carrière en Europe. Il n’est pas comme ces cardinaux originaires d’autres continents et qui vont être ministres ou hauts fonctionnaires au Vatican, qui y travaillent pendant une vingtaine d’années et prennent certains plis européens de l’Église catholique traditionnelle. Lui, même s’il est d’origine italienne par sa famille, il est archevêque de Buenos Aires, il a eu une longue expérience de terrain comme missionnaire en Amérique du Sud, il a connu la dictature. Il est le premier pape qui vient vraiment d’ailleurs, de quelque chose de complètement différent de tous ses prédécesseurs qui étaient ou Italiens et grands archevêques, ou hauts fonctionnaires au Vatican. On n’a pas la même vision des choses quand on est en Europe et quand on est en Amérique du Sud.
En plus, l’Amérique latine connaît à cette époque la théologie de la libération qui propose non seulement de soulager les pauvres de leur pauvreté, mais aussi d’en faire les acteurs de leur propre libération…
Effectivement, même s’il a pu s’y opposer, il n’a pas échappé à l’influence de mouvements théologiques réformateurs importants, qui ont ébranlé l’Église et qui souvent ont été condamnés par Rome. Troisième point très important, il est jésuite. Ce pape vient d’un ordre de la Contre-Réforme, qui luttait contre les protestants au XVIe siècle en renouvelant le catholicisme. C’est l’un des ordres les plus importants depuis cette période, un ordre à la fois intellectuel, avec des gens extrêmement bien formés, mais aussi extrêmement politique au sens où ce sont des religieux sont en prise avec le pays dans lequel ils vivent. La mentalité de l’ordre des jésuites, de son vrai nom la Compagnie de Jésus, est très particulière. En fait, c’était une élite de Dieu au XVIe siècle et ça reste aujourd’hui de grands combattants. Dans l’imaginaire populaire, c’est un ordre puissant et c’est effectivement le cas. Avant de devenir jésuite, il faut 25 ans de formation. Ils ont des sujets qu’ils étudient beaucoup et sur lesquels ils s’engagent, par exemple l’environnement mais aussi la question de l’immigration : depuis des décennies, les jésuites ont créé des associations et des réseaux pour venir en aide aux migrants partout dans le monde. On comprend mieux pourquoi ce sujet intéresse en particulier François, cela fait partie de la mentalité d’un jésuite. Il est le premier pape jésuite de l’Histoire et pendant très longtemps, on estimait qu’un jésuite ne pouvait pas être pape.

Le christogramme de la Compagnie de Jésus / Europeana
Le christogramme de la Compagnie de Jésus / Europeana

Le Collège romain, fondé en 1551 par Ignace de Loyola / La Provence
Le Collège romain, fondé en 1551 par Ignace de Loyola / La Provence
Cela s’expliquait par une « guerre des ordres » ?
Il faut bien comprendre que les jésuites sont très liés à Rome, à la papauté. C’est un ordre très puissant qui fait partie intégrante de l’Église. Le jésuite prête une allégeance absolue au pape lorsqu’il rentre dans l’ordre. C’est l’objet de leur quatrième et ultime vœu, le vœu d’obéissance au pape. Une tradition qui n’existe pas dans les autres ordres. Les jésuites ont leur siège à deux pas du Vatican, c’est la milice du pape. Quand Ignacio de Loyola fonde la Compagnie de Jésus, il faut comprendre le mot ''compagnie'', comme l’équivalent d’un ''régiment'' dans l’armée. Ce sont des soldats, des missionnaires du Vicaire du Christ, le pape. Le père général des jésuites était donc appelé le ''pape noir'', à côté du ''pape blanc''. On ne pouvait donc pas mélanger les deux tellement la puissance de l’un et de l’autre était grande, il fallait maintenir un équilibre avec le reste de l’Église. C’était une sorte de tradition non écrite, mais présente dans les mentalités. Et pourtant, François a été élu quand le premier pape de l’Histoire contemporaine a renoncé, Benoît XVI. Pour l’Église catholique, l’heure était grave, ce qui explique peut-être que l’on soit revenu sur la tradition…
Pour revenir à la question de départ, est-ce qu’il a réussi à mieux adapter l’Église au monde que de chercher à ce que le monde s’adapte à l’Église ?
Cette politique est en cours. L’Église est une très vieille maison, une institution millénaire même, traversée par des courants de pensée très divers, et inévitablement, François l’a engagée dans un terrain sur lequel un certain nombre de catholiques ou de membres du clergé ne s’attendaient pas à aller. Il rencontre donc un certain nombre d’oppositions très fortes et on est à un moment assez compliqué : après sa venue à Marseille, s’ouvrira en octobre une grande réunion des catholiques, pour réfléchir à l’organisation et à l’avenir de l’Église. Il a publié il y a quelques semaines ce que l’on appelle l’Instrumentum laboris, des documents de travail où un certain nombre de points sont posés, des points latents depuis longtemps sur l’ordination, la place des laïques, etc. Autant dire que les débats seront vifs ! Toujours est-il que d’ores et déjà, il a enclenché une grande révolution dans l’Église. Il s’est attaqué au fonctionnement du gouvernement de l’Église, la curie, il a continué à lutter contre tous les scandales qui ont entaché l’Église, etc. Il a la réputation d’être très autoritaire et de fait, il a écarté pour y parvenir un certain nombre de cardinaux. Il nomme des cardinaux selon son bon vouloir et selon ce qu’il souhaite. Il ne respecte pas la règle qui voulait que les archevêques des capitales deviennent cardinaux. Ça faisait partie de l’équilibre, il s’en fiche complètement. Donc à Paris, il n’y a pas de cardinal, idem à Lyon, alors que c’était la tradition en France depuis des centaines d’années. Il nomme des cardinaux qui vont élire son successeur et son objectif aujourd’hui, c’est en fait de pouvoir avoir la main sur la suite… On peut donc dire qu’il secoue l’institution et il l’oriente effectivement vers une intégration au monde, plutôt que d’imaginer un monde qui devrait se plier aux règles de l’Église. Cela a été le cas pendant des centaines et des centaines d’années, mais c’est fini. Son approche est vraiment différente de Rome, qui a donné des règles sociétales pendant des siècles à nos pays européens. Les jésuites étaient des missionnaires et ils sont partis en Chine aux XVIe et XVIIe siècles. Ils se sont alors demandé comment agir pour que les gens adhèrent à leur religion. Leur réponse a été : ''Quand on va en Chine, il faut être un Chinois en Chine''. En fait, il faut adapter ses modes de faire à la culture locale. Là, c’est la même chose : François en bon jésuite, ce n’est pas un Chinois en Chine mais il veut être un catholique dans la mondialisation. Il s’adapte au monde pour faire passer effectivement le message de l’Église, encourager la foi et donc la conversion. Qu’elle se fasse non pas par le haut mais par le bas.

Le pape François est confronté à des oppositions très fortes / Photo Alessia Giuliani, Catholic Press Photo - MaxPPP
Le pape François est confronté à des oppositions très fortes / Photo Alessia Giuliani, Catholic Press Photo - MaxPPP

Le pape François et son prédécesseur Benoît XVI, en 2013 / AFP
Le pape François et son prédécesseur Benoît XVI, en 2013 / AFP
Curieusement, il s’adapte à l’extérieur mais à l’intérieur, cela apparaît assez frontal…
Jusqu’à présent, ses prédécesseurs avaient toujours à cœur de tenir les équilibres. Le rôle du pape, qui est un chef d’Etat, c’est aussi de maintenir un certain nombre d’équilibres. François a décidé de les rompre de façon beaucoup plus volontaire que ses prédécesseurs. Ce qui crée des tensions. L’un de ses derniers actes extrêmement importants, qui ébranle beaucoup le monde catholique, c’est la nomination du nouveau préfet de la doctrine de la foi, ce que l’on appelait autrefois le Saint-Office. L’un des grands titulaires du poste était Joseph Ratzinger, qui est devenu le pape Benoît XVI. Le Saint-Office a toujours été tenu par des cardinaux, des universitaires, des théologiens pointus, très conservateurs. Et là, François a nommé un archevêque qu’il connaît très bien, qu’il a formé, un de ses amis proches, qui n’est pas professeur de théologie en université. C’est un homme de terrain qui a déjà eu d’ailleurs quelques tensions avec ce fameux ministère de la doctrine catholique et pourtant, il l’a nommé. Ce qui perturbe beaucoup en Europe, c’est vu comme un coup de gouvernail vers ce qu’on appelle dans l’Église catholique le progressisme. C’est un acte extrêmement fort que cette nomination au sein d’un ministère qui gère l’orthodoxie, définit ce que l’on a le droit de faire ou de ne pas faire, de dire et de ne pas dire en ce qui concerne la foi catholique. Ce ministère a condamné des théologiens en Amérique du Sud, les prêtres ouvriers, etc., c’est vraiment le cœur de la machine et il a nommé cette personnalité très controversée dans certains milieux, qui ne correspond pas du tout au profil habituel. On a l’impression que François accélère ces derniers temps, particulièrement depuis le décès du pape émérite Benoît XVI. Sa disparition l’a sans doute libéré du poids d’un prédécesseur qui avait encore de l’influence auprès d’un milieu très conservateur. François en a profité pour affronter des tabous, pour encourager une Église moins centralisée, plus déconcentrée, avec une plus grande place pour les croyants et les fidèles au sein de leur communauté. C’est une révolution ! Et il ne s’en laisse pas conter : il y a eu une passe d’armes assez vive avec Mgr. Georg Gänswein, qui était le secrétaire particulier de Benoît XVI. Lequel a eu des propos publics au décès de Benoît XVI, très clairement en opposition à François. François l’a reçu et l’a renvoyé en Allemagne.
Comme le montre sa visite à Marseille, François s’installe dans une approche méditerranéenne. Quelles sont ses motivations ?
Cela paraît un peu nouveau parce que c’est un sujet qui n’est pas habituel chez les papes. Il a compris que le bassin méditerranéen est un enjeu majeur, mondial, avec les changements climatiques, l’immigration, l’équilibre géopolitique, etc. Ce sont des sujets que les jésuites comprennent très vite et qu’ils maîtrisent assez bien. Les drames de l’immigration, les morts qui ont lieu quotidiennement dans la Méditerranée et qui ne peuvent que heurter un pape et interroger, cela pose une question globale à l’Église européenne, sur la réponse qu’elle se doit d’apporter. Les jésuites connaissent les gens, les mouvements de la population, ils savent que les humains bougent et bougeront toujours. Et que cela pose à la fois des problèmes pour ceux qui migrent et des problèmes pour les accueillir où que ce soit. C’est une problématique qui a existé de tous les temps.

Le pape François lave les pieds de migrants, le jeudi 24 mars 2016 à Rome / AFP
Le pape François lave les pieds de migrants, le jeudi 24 mars 2016 à Rome / AFP

Construite comme une forteresse, l'église des Saintes-Maries de la Mer perpétue le souvenir de l'arrivée en Camargue des compagnons du Christ / Photo Frédéric Speich
Construite comme une forteresse, l'église des Saintes-Maries de la Mer perpétue le souvenir de l'arrivée en Camargue des compagnons du Christ / Photo Frédéric Speich
Le pape François vient-il à Marseille en tant que missionnaire ou en tant que pèlerin ?
Quand il se déplace, il vient toujours en mission, quoi qu’il arrive. Il va à la rencontre des gens ; là où il se rend, il apporte un message et comme il est le chef de l’Église, il donne des orientations. Après, il vient aussi en pèlerinage parce qu’il trouve toujours une figure ou un saint particulier qui va lui permettre de délivrer un message universel, pour le monde entier. À Marseille, on peut s’attendre à ce qu’il rappelle que le christianisme est né de l’immigration de la Méditerranée. Si on prend Saint Paul, il a pérégriné autour de la Méditerranée ; Saint Pierre, c’est pareil : parti de Terre Sainte, il est arrivé à Rome. Il en est de même en Provence, avec l’arrivée des premiers chrétiens sur vos côtes. La Provence est depuis des millénaires une porte d’entrée dans l’Europe et elle a été une des portes d’entrée de la christianisation de la Gaule. François n’a pas oublié ces deux dimensions ».
« Pape François, l'appel de Marseille », notre magazine de 76 pages
À l'occasion des Rencontres Méditerranéennes qui débutent le 16 septembre et de la venue à Marseille du pape François les 22 et 23, avec notamment une célébration au Stade Orange Vélodrome, « La Provence » publie le vendredi 15 septembre un magazine spécial. Au menu, des interviews d'acteurs de cette visite et d'analystes (l'archevêque de Marseille Mgr. Aveline, le maire de Marseille Benoît Payan, l'historien Hervé Yannou, etc.), un message de François sur les migrants et les réfugiés, le programme complet de ces journées, etc. Nous mettons également en contexte cette venue avec un volet sur l'Histoire des chrétiens en Provence et un autre sur leur héritage patrimonial. Réservez notre hors-série auprès de vos marchands de journaux !
« Pape François, l'appel de Marseille », 76 pages, 5 euros, chez tous les marchands de journaux et sur LaProvence.com
