Métropole Aix-Marseille, les raisons historiques d’un incroyable gâchis
En mettant en cause le fonctionnement et la gouvernance de la Métropole Aix-Marseille-Provence, Emmanuel Macron n’a fait que pointer des blocages à l’œuvre depuis plus d’un siècle : alors que l'État n'a pas toujours été à la hauteur, Marseille et les autres communes des Bouches-du-Rhône ont rarement su travailler ensemble, les antagonismes et les égoïsmes ayant contrarié la plupart des tentatives d’améliorer les choses…
Années 1920, la première tentative
Marseille ouverte au monde et isolée en Provence… Cette situation atypique remonterait selon l’historien André Bouyala d’Arnaud à l’Antiquité, quand les Romains choisirent d’implanter à Aquae Sextiae (la future Aix) pouvoir politique et forces militaires pour contrôler le sud de la Gaule. De son côté, la cité phocéenne s’affirmait comme un port qui allait gagner en importance au fil des siècles. Bien évidemment, pas plus au temps des rois qu’au XIXe siècle , il n’est d’actualité d’organiser les relations entre Marseille et ses voisines (même si dès 1890, la Chambre de commerce de Marseille cherche à développer les activités industrielles en dehors de la commune et de son port). D’autant que dans l’arrière-pays, on se méfie de cette ville par où sont arrivées la peste de 1720, puis les grandes épidémies de typhus et de choléra…
Il faut donc attendre les lendemains de la Première Guerre mondiale pour que la notion d’intercommunalité s’esquisse dans les esprits en Provence : « Avec les années 1920 et 1930, l’idée apparaît autour du développement d’une industrie aéronautique sur l’étang de Berre et de la construction de l’aéroport, note le sociologue et anthropologue Michel Peraldi, coauteur notamment de « Marseille en résistances (Fin de règnes et luttes urbaines) » (La Découverte). On imagine de délocaliser là-bas de l’industrie agroalimentaire et de mettre un peu d’organisation dans tout ça. Mais cela ne va pas très loin… ». L’affaire se limite vite à la gestion d’infrastructures. D’abord portuaires, une loi de 1919 ayant confié à la Chambre de commerce de Marseille les installations industrielles de Port-de-Bouc, Martigues et de l’étang de Berre, alors que la Chambre de commerce d’Arles s’occupe du développement de Port-Saint-Louis-du-Rhône. Ensuite de l’aéroport, réalisé à Marignane à partir de 1922 : l’État ayant refusé l’aménagement d’un nouvel équipement à Marseille-même, la gestion en revient également en 1934 à la Chambre de commerce de Marseille. Laquelle imagine en 1939 créer à Berre une gigantesque structure pour accueillir les hydravions, projet d’abord soutenu par Vichy puis bloqué par les Allemands, finalement abandonné en 1947.
« Comme au temps des comtes de Provence, les Marseillais manifestent alors encore et toujours une certaine condescendance sinon parfois du mépris vis-à-vis des communes qui ceinturent la cuvette marseillaise, analyse Alain Fourest, spécialiste de la gestion urbaine au service des collectivités locales. C’est comme si, protégée par ses collines, Marseille se suffisait à elle-même. À l’époque des ''Trente Glorieuses'', les mutations économiques n’inquiètent donc guère les édiles marseillais, qui voient partir sans réelle inquiétude les entreprises les plus dynamiques vers Vitrolles, Marignane ou l’étang de Berre ». Ce qui n'est pas surprenant, à la lecture de « Marseille, porte du Sud » d'Albert Londres (1927) : « Marseille écoute la voix du vaste monde et, forte de son expérience, elle engage, en notre nom, la conversation avec la terre entière. Une oriflamme claquant au vent sur l'infini de l'horizon, voilà Marseille ». Depuis le XIXe siècle, l'hinterland de Marseille, ce n'est donc pas la vallée de l'Huveaune ou l'étang de Berre mais l'Empire colonial et surtout l'Afrique sub-saharienne dont on n'imagine pas que les indépendances encadrées par une toute nouvelle Communauté franco-africaine puissent contrarier les relations économiques. La décolonisation n'a-t-elle pas été préparée en 1956 par Gaston Defferre, un socialiste à la fois maire de Marseille et en charge du ministère de la France d’Outre-mer ? Quant à l'Algérie, elle est département français et le restera !
Années 1960, l’occasion ratée
En 1963, un rapport national des géographes Jean Hautreux et Michel Rochefort permet à la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar) nouvellement créée d’identifier huit villes ou réseaux de villes susceptibles de bénéficier d’une politique de rééquilibrage vis-à-vis de Paris. Parmi ces « métropoles d’équilibre », on trouve Aix-Marseille. Problème, quand en 1966, l’État gaulliste et pompidolien impose la métropolisation à Bordeaux, Lyon, Lille et à Strasbourg avec des Communautés urbaines, une des grandes réformes de l’organisation du territoire, Marseille y échappe. La faute à son maire Gaston Defferre, comme on l’entend si souvent ?
« C’est plus subtil, tempère Michel Peraldi. Si à l’époque, on crée une grande métropole autour de ce triangle qui va de Fos jusqu’à Aix et Aubagne, ce qui aurait profité à Marseille, les communistes ont la majorité radicale et absolue. L’État gaulliste ne le voulait absolument pas ! À mon avis, alors que le projet est porté par le futur ministre Olivier Guichard, il y a un deal entre l’État technocratique et les élus locaux non-communistes au premier rang desquels le maire de Marseille, pour que ça ne se fasse pas. Le PC pèse alors à Marseille entre 30 et 35 % des voix, il gère Martigues, Aubagne, Gardanne, Port-de-Bouc, La Ciotat est un baston ouvrier avec les chantiers navals, etc. Pour gérer ce qui serait la ville-centre de cette potentielle métropole, Defferre s’appuie sur une très fragile alliance avec le centre droit, dont un élu qui a depuis fait son chemin puisqu’il s’agit de Jean-Claude Gaudin… Ce qui est très singulier, c’est que les notables des autres villes comme Lyon ne veulent pas de la métropole. Or, l’État tape du poing sur la table, passe en force, l’impose. Ce n’est pas le cas à Marseille, en raison d’un intérêt bien compris entre le pouvoir gaulliste et Gaston Defferre et ses amis comme le président du Conseil général Louis Philibert ». Lesquels sont autant sur la même ligne d'affaiblissement des communistes... qu'ils se méfient de tout ce qui verrait les gaullistes s'immiscer dans la gestion du territoire. « Timeo Danaos et dona ferentes », pour citer Virgile : « Je crains les Grecs, même lorsqu'ils font des cadeaux »...
À défaut de métropole, un schéma d’aménagement pour 59 des 119 communes des Bouches-du-Rhône est toutefois adopté en 1969, élaboré par un Organisme régional d’étude et d’aménagement d’aire métropolitaine (Oream) : « Il s’inscrit dans une continuité historique, en présentant l’axe littoral comme le pivot du développement de la métropole, détaille Nicolas Douay dans une étude intitulée « L’émergence des politiques métropolitaines marseillaises : entre conflits et apprentissages ». Le déplacement des fonctions portuaires marseillaises vers le golfe de Fos est réaffirmé. Il s’agit donc de développer le secteur industriel à l’Ouest, et de poursuivre l’urbanisation des littoraux Ouest et Est de l’étang de Berre ». Une ambition portée dans les faits par l’État, qui s’appuie sur le port autonome de Marseille : décidée par la loi en 1965, cette entité publique a désormais en charge la gestion d’un vaste ensemble d’espaces portuaires répartis entre Marseille, Berre et son terminal pétrolier, La Mède au nord de la raffinerie Total, Martigues (terminal minéralier de Caronte et terminal pétrolier de Lavéra), le quai de l’anse Aubran à Port-de-Bouc, Port-Saint-Louis du Rhône, et, à une cinquantaine de kilomètres du bassin historique, réduit encore à l’état de lagune, Fos-sur-Mer. « La direction du port est assurée par l’État qui en nomme le directeur, même si le maire de Marseille et la Chambre de commerce figurent au conseil d’administration, souligne Michel Peraldi. Le geste n’a évidemment rien de symbolique : l’État devient ainsi le premier acteur économique de la Marseille ».
Années 1970, l’isolement de Marseille
Mise en service en 1968 du port de Fos-sur-Mer avec ses trois darses et sa tour-vigie spectaculaire, fonctionnement de la raffinerie Esso et des stockages du pipeline sud-européen, construction d’un pôle sidérurgique avec la Solmer (Société Lorraine et Méridionale de Laminage Continu, constituée le 27 juin 1969), publication en 1969 d'études prévoyant un espace urbain avec un million d'habitants autour de l’étang de Berre, réalisation de logements et d’équipements collectifs décidés par le CIAT (Comité Interministériel d’Aménagement du Territoire) en octobre 1971, création en 1972 d’une agglomération nouvelle regroupant les communes de Miramas et d’Istres ainsi que la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer, mise en place en 1973 de l’Établissement public d’aménagement des rives de l’étang de Berre (EPAREB) qui intervient également sur Vitrolles… Avec les années 1970, l’Ouest des Bouches-du-Rhône est en pleine effervescence.
Marseille reste pourtant à l’écart, ce que selon Michel Peraldi, son maire Gaston Defferre voit singulièrement comme « un bienfait » : « En rupture avec son passé, Marseille n’est déjà plus une ville industrielle, de migration, un grand port qui commerce avec le reste du monde… La mondialisation a tué un certain nombre d’entreprises, la décolonisation en a tué beaucoup d’autres. Ses décideurs n’ont pas vu venir ce déclin parce qu’il y a eu un moment, au début des années 1960, avec l’arrivée des pieds-noirs, où on a cru que Marseille repartait. Ils se sont alors imaginés, à tort, que la prospérité de la ville était à l’image de leur puissance. Pourquoi je parle de bienfait ? Parce que, comme Gaston Defferre l’a souvent dit, le fait de voir partir les industries c’était aussi affaiblir le Parti communiste. Qui était à l’époque la première formation de la ville, grâce son électorat ouvrier. Defferre et d’autres pensaient que si les usines partaient, des bureaux allaient les remplacer. Pour eux, c’était tout bénéfice en quelque sorte. Mais cette tertiarisation n’a pas eu lieu, ou ailleurs, à Aix, à Aubagne… ».
En fait, les Marseillais attendent « les retombées » du boom économique annoncé, tout en se félicitant de laisser la pollution aux communes voisines : on spécule ainsi sur la construction du siège social de la Solmer derrière la Bourse, au coeur d'un « centre décisionnel » avec un World Trade Center à la mode américaine prévu pour accueillir des dirigeants d’entreprise qui ne viendront jamais. De fait, les responsables économiques et politiques n’ont pas compris que le développement se fait ailleurs et sans eux le plus souvent : « L’avenir économique et urbain de l’aire métropolitaine se renouvelle ainsi sans les Marseillais, avec l’aide directe de l’État, note Alain Fourest. Jérôme Monod est à la manœuvre et avec Marie-France Garaud, depuis l’Élysée sous Pompidou et de Matignon quand Chirac s’y installe, ils mettent avec une certaine gourmandise, Gaston Defferre sur la touche ». Les gouvernements successifs auraient par exemple grandement contribué à l'échec de l’Association Grand Delta pour l’Essor Économique et Social du Sud-Est de la France, créée en 1966 afin de sceller un rapprochement entre Marseille et Lyon (l'idée était de connecter la Méditerranée à un hinterland européen), enterrée en 1977 sans fleurs ni couronnes.
Années 1990, les premiers (petits) pas
Après des années 1980 où l’on voit essentiellement départements et régions monter en puissance avec les lois portés par Gaston Defferre alors au gouvernement, le recensement de 1990 est un choc : avec 800 550 habitants à Marseille, soit une perte de 110 000 habitants en 15 ans, la crise de la ville-centre devient criante. De même, autour de l’étang de Berre, bien des illusions ont été emportées par les « chocs pétroliers » de 1973 et 1979. Enfin, les absurdités de la concurrence marquent les esprits, comme quand Marseille, Vitrolles et Martigues se dotent coup sur coup de salles géantes pour accueillir des concerts : le Dôme, le Stadium et la Halle... D’où un renouveau des réflexions portant sur l’aire métropolitaine : « Loin des prévisions effectuées par l’Oream en 1969, la métropolisation et la mondialisation ont façonné l’aire métropolitaine à leurs images, celle de la logique du marché qui met les territoires en concurrence les uns par rapport aux autres, constate Nicolas Douay. Il apparaît donc, d’un côté une ville-centre marquée par son déclin démographique, son chômage et sa précarité, et de l’autre côté répondant à une logique technopolitaine, le développement de nouveaux pôles métropolitains ». Face à l’urgence et à une situation locale assez confuse, pour remédier à une archipellisation des économies et des pratiques, l’État décide alors de mobiliser tous les acteurs pouvant être concernés par l’élaboration d’un nouveau schéma global d’aménagement, en prêchant pour le plus large regroupement intercommunal possible et en déléguant sur place (via la Datar) un chargé de mission. Un Club de l'aire métropolitaine marseillaise (AMM) voit le jour, regroupant une centaine de personnes de tous les horizons, qui se proposent « d'engager une réflexion collective capable de faire émerger une représentation dynamique de la réalité de l'aire métropolitaine ».
En inventant en février 1992 les Communautés de communes, la loi Joxe (Loi sur l’administration territoriale de la République) permet enfin une avancée. Elle reste toutefois bien timide, puisque la première mouture de la Communauté de communes Marseille Provence Métropole ne rassemble que trois villes, Marseille, Marignane et Saint-Victoret. « Certes, au fil du temps, cette formule, conçue sur une base de volontariat et plutôt pour les communes rurales, a permis de regrouper une vingtaine de petites communes autour de la métropole, la plupart situées dans sa zone d’influence traditionnelle, relève la géographe Nicole Girard dans une note rédigée pour le programme de recherches Sudorama, piloté par l’Ina. Mais là où on aurait attendu une Communauté urbaine, comme à Lille ou Lyon, on a abouti à un regroupement discontinu, morcelé, sans grande cohérence économique, ni territoriale, bien en deçà des périmètres souhaités antérieurement dans la plupart des études d’aménagement menées par l’État et la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar) sur Marseille et sa région ». De plus, Aix-en-Provence, Aubagne, Berre ou encore Salon-de-Provence ont pris leurs distances, en créant de leur côté leurs propres structures intercommunales, renforçant la balkanisation du territoire.
Il faut dire que si Robert Vigouroux, maire divers gauche de Marseille élu en 1986 à la mort de Gaston Defferre, a pu se montrer volontaire, ce n’est pas le cas de son successeur Jean-Claude Gaudin (UDF), arrivé à l’Hôtel de Ville en 1995 : « Fidèle élève de Gaston Defferre, il confirme l’attitude de méfiance vis-à-vis des communes voisines, alors que le milieu professionnel marseillais n’est pas en reste, juge Alain Fourest. On croit au modèle de la Côte d’Azur en misant sur le tourisme et l’immobilier, laissant toujours à d’autres les activités à nuisances ou moins nobles ». Au-delà des collines qui entourent la ville, l'enthousiasme pour un rapprochement est tout aussi mesuré : en 1997, des négociations entre Aix-en-Provence et Marseille se soldent par un constat d'échec. « Il manque ici une conception d'intérêt général, c'est une société de chapelles, où chacun ne pense qu'à l'intérêt local », regrette alors l'économiste Philippe Langevin.
Conséquence, quand en 2000, un rapport de la Chambre régionale des comptes analyse cette première tentative d’intercommunalité à la sauce marseillaise, il est particulièrement critique : « Dès la création de MPM, pour ne pas entraver la formation d’un établissement où la taille de la commune-centre - qui regroupe 80 % de sa population - dissuadait les éventuels candidats à l’adhésion, toutes les dispositions ont été prises pour construire une intercommunalité au plus petit dénominateur commun, où chaque membre pouvait conserver l’initiative de céder les pouvoirs qu’il entendait transférer. Ainsi, les compétences qui lui ont été confiées au sein de vastes secteurs (développement économique, aménagement du territoire, transports, environnement), déterminées au coup par coup dans 17 avenants successifs, sont le plus souvent limitées. Aussi l’établissement ne conserve que 200 à 250 millions de francs seulement sur les ressources de près de 2 milliards de francs qu’il recouvre chaque année, la différence étant restituée aux communes à qui le produit intégral de taxe professionnelle qu’elles auraient chacune encaissé en l’absence d’adhésion est rétrocédé, et en tenant compte de l’évolution de leurs bases respectives. Ce faisant, MPM a bloqué son développement, qui ne peut alors dépendre que de la progression de la dotation globale de fonctionnement versée par l’État, égale à 135 millions de francs par an, pour le bénéfice de laquelle la communauté a, d’évidence, été en partie créée ». Autant de mauvaises habitudes qui se sont répétées depuis, tant avec la Communauté urbaine Marseille Provence Métropole qu’avec la Métropole Aix-Marseille-Provence…
Années 2000, l’espoir déçu de la Communauté urbaine
Trente ans après l’occasion ratée de 1966, la loi Chevènement sur le « renforcement et la simplification de la coopération intercommunale » remet en 1999 sur la table l’idée de créer une Communauté urbaine. Bon gré, mal gré, Jean-Claude Gaudin finit par se laisser convaincre : il y voit comme argument majeur l’augmentation des dotations de l’État dont Marseille qui s’appauvrit toujours a le plus grand besoin. Hélas, dès l’origine, le projet est mal né, comme le rappelle Michel Peraldi : « D’abord, il y a l’hostilité entre Aix-en-Provence et Marseille, qui complique tout rapprochement. Dans un premier temps, l’une est à gauche, l’autre à droite, cela n’aide pas. Quand en 2001, Aix passe à droite, la personnalité de la nouvelle maire Maryse Joissains n’adoucit pas les mœurs et c’est le statu quo qui prévaut. Ensuite, on a vu primer les combinaisons politiques sur l’intérêt général, la métropolisation butte sur les réticences du président du Conseil général Jean-Noël Guérini (PS) et du maire de Marseille Jean-Claude Gaudin (UMP) : chacun s’emploie à conserver ses influences, ses territoires, etc. Enfin et surtout, et c’est je crois la raison principale, l’État n’a plus le poids pour imposer une telle révolution, comme il l’avait dans les années 1960. Résultat, l’agglomération marseillaise se divise en huit intercommunalités, la Communauté urbaine Marseille Provence Métropole se cantonne sur un périmètre ridicule de 18 communes… ».
Si Gaudin peste de voir le pôle commercial de Plan-de-Campagne lui passer sous le nez et rejoindre contre toute logique la communauté d’agglomération du Pays d’Aix (d’après lui, Guérini aurait mis son veto), lui-même ne s’est pas montré très chaud pour accueillir des maires trop ouvertement hostiles. Pire, le fonctionnement de MPM ne tarde pas à donner raison à ses détracteurs : « De solidarité intercommunale ou de projets de développement commun, il n’est guère question, analyse Alain Fourest. Pour convaincre les maires "ruraux" d’accepter une intercommunalité au moins formelle, on leur a promis qu’ils garderont tout leur pouvoir et que MPM ne votera pas de nouvelle imposition ». De même, fort de sa position au Sénat, Jean-Claude Gaudin s’est employé pour que chacun puisse conserver la main sur les permis de construire, ce qui contrarie toute ambition d’urbanisation maîtrisée et cohérente… Enfin, par un mécanisme financier complexe, nourri de sous-évaluations des charges transférées, il a obtenu que la toute jeune structure finance plus que de raison la mairie de Marseille. Il a également conservé sous le coude plusieurs centaines d’agents, obligeant MPM à réaliser des recrutements en urgence. Ce qui, à la lecture d’un rapport de la Chambre régionale des comptes daté de 2005 est lourd de conséquences : « La Communauté urbaine se trouve dans une situation très alarmante où elle finance virtuellement (en 2004) son déficit de fonctionnement par l’emprunt (…). La dette est beaucoup trop élevée en fonction de l’épargne, la capacité de désendettement connaît une forte dégradation ».
Sans surprise, l’expérience tourne vite à l’impasse : « Chargée, de par la loi, de responsabilités croissantes dans tous les domaines de la vie locale, la Communauté urbaine s’enlise faute de stratégie, de projets et de moyens, constate Alain Fourest. Les directeurs administratifs se succèdent, rapidement désabusés, et certains maires des petites communes, bien qu’amis de Jean-Claude Gaudin, s’aperçoivent qu’ils ont été floués et que Marseille Provence Métropole risque de leur coûter cher ». Leur réaction sera cruelle : en 2008, c’est une des raisons qui expliquent la défaite de Renaud Muselier, le successeur en puissance de Jean-Claude Gaudin qui bénéficiait sur le papier de 14 voix d’avance… Pour le socialiste Eugène Caselli alors élu président, il s’agit toutefois d’une victoire en trompe-l’œil : faute de constituer une majorité stable, il se transforme trop souvent en secrétaire de séance au service de 18 maires (un dispositif appelé pompeusement « la gouvernance partagée »), encadré par une administration sur laquelle le politique n’a que peu de prise, contrarié comme l’était Jean-Claude Gaudin avant lui par la « cogestion » des agents territoriaux imposée par le syndicat Force ouvrière.
Si l’on ajoute les féroces batailles autour de l’incinérateur de déchets ménagers implanté par MPM à Fos-sur-Mer ou encore sur les tracés de la prolongation du TGV jusqu’à Nice, sans oublier à partir de 2009 le poids de l’affaire Guérini qui tétanise les Bouches-du-Rhône, l’extension initialement envisagée de la Communauté urbaine MPM fait long feu, l'acmé de la contestation étant un référendum organisé le 13 juin 2010 dans les 12 communes du Pays d’Aubagne et de l’Étoile (« non » à 96,23 % avec 43,64 % de participation) - mise en place en 2007 après un long bras-de-fer avec l'Etat, la fusion de la Communauté de communes Etoile-Merlançon et de la Communauté d'agglomération Garlaban-Huveaune-Sainte-Baume était déjà un moyen de s'émanciper par avance de « l'impérialisme marseillais ». Aussi, quand en application de la loi de Réforme des collectivités territoriales, le préfet Hugues Parant travaille en 2011 à une refonte de la carte intercommunale du département en vue de créer une Métropole (beaucoup y voient la main d’un de ses prédécesseurs, Christian Frémont, alors directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy à l’Elysée et qui s'y était essayé sans succès en 2006), la levée de boucliers est d’une rare violence : manifestations, motions votées par de nombreuses collectivités, campagnes de publicité, la fronde est telle que le projet se réduit à l’élaboration d’un Pôle métropolitain, une structure plus souple… qui ne verra jamais le jour (même si l’organisation de quatre conférences des présidents des intercommunalités de l’espace bucco-rhodanien témoigne enfin d'une lente conversion à la nécessité de collaborations plus efficaces). Ce qui a y regarder de près n'est pas une mauvaise affaire pour les finances de l'État : sur les treize Communautés urbaines de France, Marseille Provence Métropole est en 2011 parmi les moins aidées : 180,57 euros par habitant, ce qui la place en douzième position, très loin derrière Bordeaux (281,29 euros par tête), Lille (263,74 euros) et Lyon (262,66 euros).
2016, la naissance houleuse de la Métropole
« Quinze nouvelles années de perdues, des retards, des décisions contradictoires, etc. Heureusement, il y a eu une prise de conscience de l’évidence, une mobilisation des tissus économiques et depuis 2012, un engagement fort des gouvernements Ayrault puis Valls. Mais tout cela vient bien tard et les bagarres qui ont émaillé ces dernières années ne peuvent inciter à l’optimisme. Si l’on compare Marseille à ce qu’elle aurait dû être dans l’Histoire et dans la logique méditerranéenne, à savoir être au niveau de Barcelone ou de Naples, Marseille a raté ce dynamisme-là, d’autant que la grande banlieue parisienne vampirise toute l’économie nationale. Et quand on voit que le port, principal acteur économique, est devenu rentier et stérile, il n’y a aucune raison que cela change de sitôt. Même si la Métropole fera du bien… ». C’est ainsi que Michel Peraldi commentait en 2016 la naissance de la Métropole Aix-Marseille-Provence.
Dans la foulée des engagements de campagne de François Hollande, le gouvernement de Jean-Marc Ayrault s’était en effet lancé sur cette voie en septembre 2012, à l’occasion d’un séminaire rassemblant 18 ministres à Marseille : il s’agissait de répondre à une série de règlements de comptes sanglants liés aux trafics de drogue (24 tués par armes à feu en 2012), ce qui prouve qu’Emmanuel Macron n’a rien inventé… « Plus que la question institutionnelle, c’est le choix unilatéral du périmètre de la Métropole regroupant six intercommunalités et 93 communes (18 déjà intégrées dans la communauté urbaine de Marseille et 75 qui le seront) qui met alors le feu aux poudres, d’autant qu’il est lu comme une attaque contre le Conseil général des Bouches-du-Rhône, rappelle Simon Ronai, géographe-urbaniste auteur de nombreux travaux sur les logiques de métropolisation. Aussitôt, la résistance des élus s’organise et prend peu à peu une tonalité de croisade où toutes les barrières politiques sont tombées. Le puissant lobby des ''barons localistes'', joue jusqu’à la caricature de leur spécificité méditerranéenne et du discours antiparisien ».
La fronde anti-Marseille est conduite par Maryse Joissains, la maire UMP d’Aix et présidente de la Communauté du pays d’Aix, renforcée par une Union des maires fortement soutenue par un Conseil général toujours sous la coupe de Jean-Noël Guérini (désormais divers gauche, il sera remplacé en 2015 par l’UMP Martine Vassal). Comme en 2010 et 2011, la résistance alimente la chronique, y compris judiciaire. S’il ne cède pas, s’appuyant sur de rares alliés locaux, le gouvernement doit souvent composer : Marylise Lebranchu, ministre de la Réforme de l’État, de la Décentralisation et de la Fonction publique, reconnaîtra par la suite avoir dû grandement affadir son projet de loi. D’autant que si Jean-Claude Gaudin a soutenu avec prudence le projet, il s’est employé à apaiser par avance les maires du futur conseil métropolitain en faisant tout pour qu’ils conservent leurs prérogatives. La moindre des concessions n’étant pas la création de six Conseils de territoire, échelon intercalé entre les mairies et la Métropole, survivance des six intercommunalités appelées à disparaître. Loin de se simplifier comme espéré, le mille-feuilles administratif si décrié a au contraire gagné un échelon supplémentaire… « Comme au sein de la Communauté urbaine MPM, la Métropole sera donc officiellement créée après des mois de polémiques et de coup tordus, mais sans entamer sur le fond ni le pouvoir des maires, ni le système politique local d’arrangements entre amis », déplore Simon Ronai.
Hors Grand Paris, la Métropole Aix-Marseille-Provence est la plus peuplée de France. D’abord présidée par Jean-Claude Gaudin (avec une première élection annulée le 7 janvier 2016 par le tribunal administratif), elle revient en septembre 2018 à Martine Vassal quand celui-ci prend du recul. Née dans la douleur, dès le départ mise en difficulté financière par des projets lancés juste avant sa mise sur orbite par les intercommunalités qui allaient l’intégrer, plombée par le transfert d’un endettement qui a également explosé à la dernière minute (celui du Pays d’Aix a été multiplié par 2,5 entre 2013 et 2015, celui de l’Agglopole de Salon a augmenté de plus de 62 % en un an (2014-2015) et celui du Pays d’Aubagne de 45 % entre 2013 et 2015), la Métropole a depuis peiné à faire ses preuves, à croire un rapport de la Chambre régionale des comptes rendu public en 2020 : « Le statut de la Métropole Aix-Marseille-Provence, dérogatoire du droit commun, est le fruit d’un consensus fragile qui se traduit très concrètement, dans les textes fondateurs, par le rôle prépondérant que jouent les territoires correspondant aux établissements publics de coopération intercommunale fusionnés. Qu’il s’agisse de gouvernance, d’exercice des compétences, ou encore de gestion financière, une large autonomie est laissée à ces territoires. Ces échelons locaux présentent toujours l’apparence de centres de décisions et de pouvoirs, alors qu’ils auraient pu, après une brève période transitoire, n’exercer qu’un rôle essentiellement consultatif. Au lieu de privilégier une véritable stratégie métropolitaine, cette forme de pérennisation de l’organisation et du fonctionnement des anciens établissements publics de coopération intercommunale, favorise l’agglomération de stratégies locales anciennes, notamment en termes de gestion et d’investissement. Les territoires consomment ainsi l’essentiel des crédits d’investissement de la nouvelle institution, au détriment de projets pensés à l’échelle métropolitaine ».
Une situation dénoncée par les magistrats financiers, qui ne s’est hélas pas corrigée depuis, d'autant que la fusion Métropole/Département défendue par Emmanuel Macron peu après son arrivée à l'Élysée est restée un voeu pieux malgré un rapport très favorable du préfet Pierre Dartoux en 2019 : fragilisée par sa défaite lors des municipales à Marseille, menacée d’une défection des élus du Pays d’Aix qui aurait compromis sa réélection, ayant fait le choix d’une mise à l’écart de la nouvelle équipe élue à la mairie de Marseille, Martine Vassal a dû concéder aux « petits maires » une « Métropole de projets », qui aura eu pour conséquence de déconcentrer encore plus ses pouvoirs vers les communes… D’où la charge d’Emmanuel Macron, le 2 septembre à Marseille : au terme de trois jours de visite, il a critiqué les problèmes de gouvernance de la Métropole, accusée de « passer beaucoup trop de temps à redistribuer » au lieu de « porter les projets d’intérêt métropolitain ». Le président de la République a exigé des élus provençaux des propositions d’amélioration pour la mi-octobre, afin de nourrir une nouvelle loi de décentralisation prévue d’ici la fin de l’année. Un délai jugé bien court par beaucoup, comme on a pu l’entendre à l’issue d’un séminaire convoqué la semaine dernière en urgence par Martine Vassal. Sauf que pour une situation dont les racines remontent à plus d’un siècle, les problèmes sont déjà bien connus. Tout autant que les solutions.