Marseille, carrefour oublié des rêves d'Arthur Rimbaud

Rapatrié en urgence de la Corne de l'Afrique, le poète est mort dans la cité phocéenne il y a 130 ans.

Arthur Rimbaud croqué de mémoire en juin 1872 par Paul Verlaine / La Provence

Arthur Rimbaud croqué de mémoire en juin 1872 par Paul Verlaine / La Provence

Arthur Rimbaud croqué de mémoire en juin 1872 par Paul Verlaine / La Provence

« Treize jours de douleurs... » C'est ainsi qu'Arthur Rimbaud décrit la traversée qui l'a conduit d'Aden à Marseille, où le paquebot L'Amazone accoste le 20 mai 1891. Les épaules couvertes d'un madras en soie de couleur or rayé de rouge et de blanc, il est conduit à l'hôpital de la Conception Immaculée. Épuisé, grelottant, la jambe droite raide et gonflée « comme une citrouille ». Le registre d'admission le présente comme négociant né à Charleville, âgé de 36 ans, pensionnaire à 10 francs par jour ce qui lui donne droit à une chambre individuelle. Et mentionne le diagnostic établi par le service du docteur Trastoul : « Néoplasme de la cuisse », c'est-à-dire un cancer osseux primitif. Le 27, alors que sa mère Vitalie est arrivée à son chevet, on procède à l'amputation. La fin est proche pour celui qui a dit « merde pour la poésie » près de vingt ans plus tôt. Après avoir échoué à marcher avec une prothèse de bois rembourrée, il quitte l'hôpital le 23 juillet et regagne les Ardennes en train. Un mois plus tard, l'estropié repart pour Marseille, avec la volonté fiévreuse d'embarquer pour l'Éthiopie avant l'hiver : « Il faut absolument que je retourne », répète-t-il à sa soeur Isabelle qui l'accompagne. Le projet tourne court, aucun capitaine ne peut accepter un voyageur dans son état. Retour à la Conception, où les médecins comprennent qu'il est perdu. Le 10 novembre, après des semaines sous morphine, Rimbaud meurt.

Arthur Rimbaud mourant, dessiné par sa sœur Isabelle / Musée Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud mourant, dessiné par sa sœur Isabelle / Musée Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud mourant, dessiné par sa sœur Isabelle / Musée Arthur Rimbaud

Navires en provenance des colonies dans le port de Marseille à la fin du XIXe siècle, photochrome de la Detroit Publishing Company / Library of Congress

Navires en provenance des colonies dans le port de Marseille à la fin du XIXe siècle, photochrome de la Detroit Publishing Company / Library of Congress

Navires en provenance des colonies dans le port de Marseille à la fin du XIXe siècle, photochrome de la Detroit Publishing Company / Library of Congress

Ces mois de souffrances expliquent que Marseille apparaisse depuis plus d'un siècle sur la carte d'un des poètes français les plus célébrés à travers le monde. Comme un point final, un haut-fond toujours mentionné et jamais exploré. Ce que l'on a pu vérifier l'année dernière à l'occasion du débat provoqué par l'idée de l'entrée au Panthéon d'Arthur Rimbaud, avec son ami et amant Paul Verlaine. Si des voix, le plus souvent offusquées, sont venues de Charleville-Mézières où se trouvent sa tombe et un musée qui attirent des milliers de visiteurs, pas un mot de Marseille ou si peu... Pourtant, Marseille est bien plus qu'une ultime étape pour Rimbaud. Plutôt la porte vers la Méditerranée et l'Afrique qui le fascinent, une escale vers l'ailleurs, l'antichambre de ses rêves de voyages. La ville l'attire dès son enfance : son père Frédéric, militaire de carrière, est passé par là pour rejoindre ses postes en Algérie ou pour combattre en Crimée. S'il a fini par abandonner sa famille, le plus jeune de ses fils ambitionne de marcher sur ses traces, sans doute pour mieux le comprendre. « Marseille, c'est surtout à l'époque de Rimbaud le grand port du commerce et des colonies, rappelle l'historien de la marine Rémi Monaque. Un carrefour dont le nom est la promesse d'une nouvelle vie ».

Arthur Rimbaud n'a que 19 ans quand il découvre Marseille, en juin 1875. Il a quasiment rompu avec Verlaine et la plupart de ses compagnons de la bohème littéraire, visite la Suisse puis l'Italie. Frappé d'insolation, il est rapatrié en France à bord d'un vapeur et débarque dans la cité phocéenne. « Il est d'abord hospitalisé à l'Hôtel-Dieu, raconte Claude Camous, auteur de 'Rimbaud à Marseille' (Autres Temps). Puis, il vit d'expédients, décharge des caisses d'agrumes pour se faire un peu d'argent ». Une expérience qui l'aurait vacciné contre la poésie, laquelle ne lui a pas apporté les « pouvoirs surnaturels » qu'il lui prêtait. « La deuxième partie de sa vie est tout aussi intéressante, c'est un véritable aventurier à la recherche de nouvelles Florides pour reprendre 'Le Bateau ivre', jamais un touriste, s'enthousiasme l'écrivain et journaliste Frédéric Martel, un des initiateurs de la pétition demandant l’entrée du poète au Panthéon. Et ce qui est beau chez lui, même s'il s'en défend, c'est que voyager est jusqu'au bout un moyen de perpétuer la poésie ».

Paul Verlaine et Arthur Rimbaud (à gauche) peints par Henri Fantin-Latour / La Provence

Paul Verlaine et Arthur Rimbaud (à gauche) peints par Henri Fantin-Latour / La Provence

Paul Verlaine et Arthur Rimbaud (à gauche) peints par Henri Fantin-Latour / La Provence

La vie de négociant de Rimbaud le conduit jusqu'au Yemen et à l'Abyssinie, vers Aden puis le Harar / Musée Arthur Rimbaud

La vie de négociant de Rimbaud le conduit jusqu'au Yemen et à l'Abyssinie, vers Aden puis le Harar / Musée Arthur Rimbaud

La vie de négociant de Rimbaud le conduit jusqu'au Yemen et à l'Abyssinie, vers Aden puis le Harar / Musée Arthur Rimbaud

En septembre 1877, Rimbaud qui s'est entre-temps engagé dans l'armée coloniale néerlandaise et a déserté, revient à Marseille. De là, il part enfin pour Alexandrie afin de trouver du travail, tombe malade durant la traversée, rebrousse chemin. C'est finalement l'année suivante que par Gênes, il atteint l'Égypte. Rimbaud choisit alors une toute nouvelle vie, celle de négociant. Elle le conduira jusqu'au Yemen et à l'Abyssinie, vers Aden puis le Harar. Années exaltantes et épuisantes, qui le voient courir la région, mener des affaires fructueuses, traiter avec le négus Ménélik, explorer des territoires ce qui lui vaudra l'intérêt de la Société de géographie. Marseille n'est toutefois jamais loin, il y séjourne à plusieurs reprises, deux fois en 1879, une fois en mars 1880, etc. C'est là qu'il fait adresser du courrier, à la fois personnel et pour ses affaires. Qui plus est, il sympathise en 1887 avec Jules Borelli, un bourgeois marseillais, tous deux mèneront une expédition pour livrer des armes. Se dessine ainsi une ligne qui relie les Ardennes et l'Éthiopie, avec Marseille en pôle central. Marseille où Rimbaud finit par s'éteindre, qui lui offre le décor de ses derniers vertiges. Marseille où sa poésie est devenue réalité : « L'air marin brûlera mes poumons, les climats perdus me tanneront », promettait-il dans « Une saison en enfer ».

À la recherche des traces de ses séjours

Une plaque à l'hôpital de la Conception / De l'hôpital tel qu'a pu le connaître Arthur Rimbaud et où il est mort le 10 novembre 1891, il ne reste rien : mis en service à partir de 1857 sous le nom de la Conception Immaculée, il a été envisagé de le détruire et de le reconstruire dès 1910, ce qui ne se réalisera que « 75 ans plus tard » comme le souligne le Conservatoire du Patrimoine Médical de Marseille. Les nouveaux bâtiments construits au début des années 1980 accueillent toutefois dans le hall une plaque en mémoire du poète initialement apposée en 1946 dans la cour, avec quelques vers tirés des « Illuminations », et l'amphithéâtre porte son nom. Porté par des passionnés dont Jacques Bienvenu qui anime sur internet le blog Rimbaud Ivre, le projet de créer un Espace Rimbaud plus conséquent n'a en revanche pas pu se concrétiser.

Le hall de l'hôpital de la Conception / Photo Valérie Vrel

Le hall de l'hôpital de la Conception / Photo Valérie Vrel

Le hall de l'hôpital de la Conception / Photo Valérie Vrel

Patti Smith en 2011, lors de l'inauguration de la salle Rimbaud à la gare Saint-Charles / Photo Patrick Nosseto

Patti Smith en 2011, lors de l'inauguration de la salle Rimbaud à la gare Saint-Charles / Photo Patrick Nosseto

Patti Smith en 2011, lors de l'inauguration de la salle Rimbaud à la gare Saint-Charles / Photo Patrick Nosseto

Gare Saint-Charles, le poète voyageur / Arthur Rimbaud est passé à plusieurs reprises par la gare Saint-Charles, afin de relier les Ardennes et Marseille. D'où l'idée étonnante de rendre hommage à ce grand voyageur en rebaptisant la salle d'attente. Ce sera chose faite en novembre 2011, avec la participation d'une grande amoureuse de l'oeuvre du poète : la rockeuse Patti Smith, qui avait interprété quelques chansons accompagnée par le guitariste Lenny Kaye. « C'est avec tout mon coeur que j'envoie, comme un oiseau, cette chanson directement à Arthur Rimbaud dont l'esprit est toujours pas loin d'ici, je crois », devait lancer la chanteuse.

Une statue face à la Méditerranée / Créée par le sculpteur aixois Jean Amado, « Le Bateau ivre » est une oeuvre monumentale de béton de basalte. Elle a été installée en 1989 sur les plages du Prado, face à la Méditerranée qui fascinait le poète. Dès cette époque, les Marseillais l'ont toutefois plus considérée comme une aire de jeux, oubliant Rimbaud. Ce qui n'est pas sans rappeler les ratés du centenaire de sa mort, deux ans plus tard : les manifestations les plus importantes avaient été annulées, en raison d'une grève des contrôleurs aériens et de manifestations d'infirmières...

Monument commémoratif dédié à Arthur Rimbaud sculpté par Jean Amado, sur la plage du Prado / Photo Valérie Vrel

Monument commémoratif dédié à Arthur Rimbaud sculpté par Jean Amado, sur la plage du Prado / Photo Valérie Vrel

Monument commémoratif dédié à Arthur Rimbaud sculpté par Jean Amado, sur la plage du Prado / Photo Valérie Vrel