MARSEILLE, JANVIER 1943
Rafle du Vieux-Port, Vichy en première ligne
Organisées par Karl Oberg, le chef de la Gestapo, et René Bousquet, le secrétaire général à la Police de Vichy, les « rafles de Marseille » démarrent le 22 janvier 1943. Si les juifs sont la cible principale, ils ne sont pas les seuls à être traqués : 25.000 personnes sont évacuées du centre-ville et pour beaucoup arrêtées, 1.582 sont déportées. Une fois le quartier « nettoyé », 1.494 immeubles sont dynamités pour dégager 14 hectares et permettre une vaste opération immobilière.
« Marseille est un repaire de bandits internationaux. Cette ville est le chancre de l’Europe, et l’Europe ne pourra pas vivre tant que Marseille ne sera pas épurée. Les attentats du 3 janvier où des soldats du Grand Reich ont trouvé la mort en sont la preuve. C’est pourquoi l’autorité allemande veut nettoyer de tous les indésirables les vieux quartiers et les détruire par la mine et le feu ». Cette déclaration du général Karl Oberg, chef de la Gestapo et porteur des ordres d’Hitler, le 14 janvier 1943, devant les autorités françaises et en présence du secrétaire général à la Police de Vichy, René Bousquet, va sceller le sort des habitants du cœur historique de la cité phocéenne. Officiellement, il s’agit de la riposte de l’occupant à des attentats commis quelques jours plus tôt par la Résistance contre ses forces armées.
« Mais dans la réalité, souligne Anne Sportiello, spécialiste de cet épisode en tant que conservatrice du Mémorial marseillais des camps de la mort, les autorités allemandes ne faisaient que saisir l’occasion de mettre en application un plan élaboré de longue date. Ils voulaient faire un exemple et avaient délibérément choisi une ville qu’ils détestaient et redoutaient, ce qui leur permettait également de poursuivre leur funeste entreprise d’extermination des Juifs d’Europe ». Surtout, la manière dont les rafles et les déportations vont être menées tout au long de ce terrible mois de janvier 1943 à Marseille, traduit une autre évolution majeure dans le conflit. Conduites conjointement par les Allemands et les autorités de Vichy, elles marquent en effet l’aboutissement de la collaboration d’État engagée depuis l’été 1942.
« Sur le terrain, note Anne Sportiello, les Français prennent en charge des opérations de police que les Allemands n’auraient jamais pu conduire seuls. Or cette participation sera génératrice d’une terrible désillusion. La plupart des personnes arrêtées vont croire jusqu’au dernier moment qu’elles pourront bénéficier de la protection française. Aucune d’entre elles ne peut imaginer que la police de leur pays puisse participer à une opération menée de concert avec les nazis ». Ce sera non seulement le cas, mais la partie française fera preuve d’un zèle peu commun.
Dès le 22 janvier, Marseille est investie par des forces impressionnantes, constituées de policiers en civils, de gendarmes et de GMR, cette unité paramilitaire de gardes mobiles de réserve créée par le gouvernement de Vichy et placée sous l’autorité de René Bousquet. C’est le début de la grande rafle dans les quartiers du centre de Marseille ; rafle qui se poursuivra jusqu’au 28 janvier. En quelques heures, près de 400.000 personnes voient leur identité contrôlée, conduisant à l’arrestation de 5.956 « suspects ». Et si 3.977 d’entre eux sont libérés presque immédiatement, 1.642 se voient transférés à la prison des Baumettes. Parmi eux, se trouvent 782 juifs acheminés dès le matin du 24 janvier à Compiègne puis déportés vers le camp d’extermination polonais de Sobibor d’où aucun ne reviendra.
Mais la grande rafle est surtout l’occasion pour les Allemands de régler définitivement le problème que leur pose le quartier du Vieux-Port. Baptisée « Opération Sultan » par l’occupant, l’évacuation et la destruction des vieux quartiers de Marseille est en marche ; plus rien ne l’arrêtera. Le 23 janvier, la Werhmacht encercle le périmètre et dès le lendemain, la police française commence l’extraction méthodique de ses 25.000 habitants. À peine 20 % d’entre eux seront autorisés à sortir des barrages. Pour les 20.000 autres, c’est l’embarquement forcé dans des wagons à bestiaux, à destination du camp d’internement de Fréjus pour y être soumis à l’expertise de la terrifiante « commission de criblage ». Cette commission retiendra 800 Marseillais ; essentiellement des juifs habitant les rues commerçantes proches de la rue de la République et 600 « suspects ». Tous seront immédiatement déportés au camp d’Orianenburg-Sachsenhausen.
Patrouille cycliste de la Wehrmacht après l'Occupation de la Provence / La Provence
Patrouille cycliste de la Wehrmacht après l'Occupation de la Provence / La Provence
A bord des trains de transit / La Provence
A bord des trains de transit / La Provence
Pour rassurer les Marseillais arrêtés, du pain leur est distribué / La Provence
Pour rassurer les Marseillais arrêtés, du pain leur est distribué / La Provence
Le camp de Sachsenhausen où seront déportés 800 Marseillais / Bundesarchiv
Le camp de Sachsenhausen où seront déportés 800 Marseillais / Bundesarchiv
Parmi ces « suspects » figurent des hommes d’origine italienne, corse, grecque, espagnole dont les familles sont établies de longue date dans les quartiers de Saint-Jean et de l’Hôtel de Ville. Le plus jeune n’avait que 13 ans… Comme le souligne Anne Sportiello, « nombre d’entre eux étaient issus du quartier Saint-Laurent » : « Ils sont défendus sans succès par leur curé, l’abbé Félix Cayol, qui sonne le glas durant toute la journée du 24 janvier, tandis que meurt la plus vieille paroisse de Marseille et que la propagande annonçait, triomphante, "l’épuration d’un grand quartier de criminels" ».
L’ultime étape du processus débute le 1er février 1943. En quelques jours et avec la même application, les artificiers de la Wehrmacht vont rayer de la carte le quartier du Vieux-Port, entre Saint-Jean et la rue de la République, détruisant un à un à la dynamite 1.494 immeubles et ne laissant que ruines et désolation sur une surface de près de 14 hectares. Ne subsisteront que quelques monuments, miraculeusement épargnés, parmi lesquels l’Hôtel de Ville, l’église Saint-Laurent, les bâtiments de la douane et de la consigne sanitaire, l’hôtel de Cabre ou encore la Maison diamantée.
Jean Flachelli : « Je n’ai plus jamais revu mon père… »
Pupille de la Nation, Jean Flachelli évoque avec beaucoup d’émotion ces heures terribles qui ont brisé son enfance et marqué sa vie à tout jamais. « J’habitais avec mes parents au numéro 8 de la rue de la Mure, dans un petit appartement situé au 5e étage. Nous avons été réveillés à 5 heures du matin par de grands coups de crosse donnés contre la porte. Mon père est allé ouvrir. C’était un gendarme. Il nous a demandés si nous étions juifs. Mon père a répondu que non. Le gendarme nous a alors demandé de prendre des affaires pour au moins 24 heures. Une voiture équipée d’un haut-parleur est passée dans la rue, annonçant qu’il s’agissait d’un contrôle des maisons et que la population allait être rassemblée sur la place Victor Gélu. Vers 11 heures, on nous a fait monter dans des tramways pour rejoindre la gare d’Arenc ». S’il n’avait alors que 7 ans, Jean Flachelli se souvient d’avoir été marqué par un fait curieux : « Il y avait très peu de soldats et d’officiers allemands ; une dizaine au plus. Toute l’opération était menée et encadrée par des gardes mobiles et des soldats sénégalais de l’armée de Vichy ». Parvenus en gare d’Arenc, Jean et ses parents sont embarqués de force dans des trains en partance pour Fréjus : « Les wagons étaient plombés. Nous étions entassés sur de la paille, comme des animaux. Nous avons atteint Fréjus à minuit et on nous a aussitôt transférés dans un camp. Même à mon âge, on comprend beaucoup de choses. J’ai vu des soldats français qui vendaient des laissez-passer aux plus offrants. Ils faisaient monter les enchères et ceux qui pouvaient payer gagnaient leur liberté ». La famille Flachelli va rester une semaine dans ce camp. « Et puis un jour, ils sont venus chercher mon père. Je me doutais de ce qui allait arriver. Quand il rentrait le soir à la maison, il passait souvent par les toits. Je ne comprenais pas pourquoi. J’ai su plus tard qu’il avait rejoint la Résistance et qu’il menait des actions contre l’occupant. Il avait notamment participé à l’un des attentats du début du mois de janvier qui avait tué des officiers allemands réunis dans un cinéma marseillais. Ma mère et moi ne l’avons plus jamais revu. Nous avons appris par la suite qu’il avait été transféré au camp de Compiègne, puis déporté à celui de Sachsenhausen où il est mort le 6 juin 1944 ». Jean et sa mère sont alors conduits vers des autocars qui regagnent Marseille. « À l’arrivée, nous avons été parqués comme des animaux dans un cinéma, sur l’avenue Cantini. Il s’appelait "Les Puces". Je me souviens de ce nom car nous étions pleins de poux, attrapés à Fréjus. Puis on nous a jetés dehors. Nous n’avions plus de toit, ni rien à manger. Notre maison avait été dynamitée par les Allemands. C’est une de mes tantes qui nous a hébergés pendant quelque temps. Ce fut très dur à vivre mais elle nous a sauvés ».