Profanation de Carpentras :
29 juillet 1996, le jour de la vérité
Il y a tout juste 25 ans, les ragots qui nourrissaient la thèse d’une jeunesse dorée protégée par les notables et la justice sont balayés. Des ultras d’extrême droite avouent avoir profané 34 tombes d'un cimetière juif. Ils seront condamnés en 1997.
Le regard habité par l’importance de l’enjeu, le ton solennel, Gilbert Collard boit du petit-lait en cette journée venteuse de novembre 1995. Il prend son temps, dissèque chaque mot, profite de chaque seconde. Face à la caméra, attentif à montrer son meilleur profil, l’avocat marseillais se rengorge, tient une nouvelle heure de gloire. Il se saisit pendant de longues minutes d’un bout de l’enveloppe montrée aux caméras par Alain Germon, qu’il représente dans l’affaire de la profanation du cimetière juif de Carpentras. Les flashs crépitent. Les unes des journaux du lendemain sont assurées. Une enveloppe kraft qui contient les noms des « six profanateurs assassins ». C’est en tout cas ce qui a été inscrit au marqueur en grosses lettres noires. De défenseur, voilà l’avocat devenu enquêteur. Personnage secondaire d’un événement qui a bouleversé les Français, il capte sans vergogne toute la lumière. « J’ai bien l’intention de jouer les Zola de Carpentras », avait prévenu Gilbert Collard quelques semaines plus tôt. Dans ce dossier, il a trouvé une formidable caisse de résonance avec l’émission « Témoin numéro 1 » de Jacques Pradel et Patrick Meney sur TF1. Jouant avec le feu, il a accrédité le 18 septembre 1995 la piste des « fils de nantis » : « On sait aujourd’hui que le FN n’est pas responsable de cette profanation. Ça ne le dispense pas de tous ses défauts (…), mais il y a eu quelque part mensonge d’État (quand on a désigné l’extrême droite) ». Et de lancer un appel à ceux qui couvriraient le secret : « Tous ceux qui savent, et Dieu sait qu’ils sont nombreux, doivent le dire. Carpentras est une petite ville… ». Un mensonge d’État. L’extrême droite disculpée. Le Front national peut apprécier. Cette première déclaration a permis à Jean-Marie Le Pen de réclamer des « excuses ». Collard savoure, Collard jubile. Le 11 novembre, il va encore plus loin avec la fameuse enveloppe. Problème, elle est vide…
Retour en arrière, cinq ans plus tôt. Le 10 mai 1990, un goût de cendres saisit la France. Au matin dans le cimetière juif de Carpentras, deux femmes tombent sur une scène odieuse, d’une violence réelle et symbolique inouïe : 34 tombes ont été souillées, profanées, renversées. Les dalles ont été fracassées. Plus horrible encore : le cercueil de Félix Germon, décédé 15 jours plus tôt, non recouvert de terre, est sorti de sa tombe. Le corps de cet octogénaire a été posé nu, face contre terre, sur une tombe voisine. Un mat de parasol est retrouvé à côté de lui. Dans l’émotion, on parle même d’une tentative d’empalement.
Quelques heures plus tard, Pierre Joxe, le ministre socialiste de l’Intérieur et des Cultes qui se trouvait alors à Nîmes, arrive dans la paisible cité vauclusienne, considérée comme le berceau de la communauté israélite du Sud-Est. Coiffé d’un chapeau de feutre noir, il met directement en cause Jean-Marie Le Pen. « Quand l’horreur est indicible, on doit se taire et méditer, plaide-t-il, mais lorsque les criminels sont connus, on doit les dénoncer et c’est le cas. Je dénonce le racisme, l’antisémitisme et l’intolérance ». Et d’aller plus loin, rendant le leader du Front national « responsable, non pas des actes de Carpentras, mais de tout ce qui a été inspiré par la haine raciste depuis des années ». Jean-Marie Le Pen n’a-t-il pas été condamné en 1971 pour « apologie de crime de guerre » à propos de la Seconde Guerre mondiale, en 1986 pour « antisémitisme insidieux », en 1987 pour « provocation à la haine, la discrimination et la violence raciale » ?
Recueillement dans les allées du cimetière juif de Carpentras / La Provence
Recueillement dans les allées du cimetière juif de Carpentras / La Provence
Tombes souillées, profanées, renversées... / La Provence
Tombes souillées, profanées, renversées... / La Provence
Première page du « Méridional », le 11 mai 1990 / La Provence
Première page du « Méridional », le 11 mai 1990 / La Provence
Cérémonie avec le Grand Rabbin de France, Joseph Sitruk, le 13 mai à Carpentras / La Provence
Cérémonie avec le Grand Rabbin de France, Joseph Sitruk, le 13 mai à Carpentras / La Provence
Le lendemain, des rassemblements s’organisent spontanément à travers le pays. Les élus FN qui tentent de s’y joindre pour ne plus être montrés du doigt en sont exclus, comme le conseiller général Philippe Adam à Salon-de-Provence. Le 14 mai, une foule immense se déverse dans les rues de Paris, de la République à la Bastille. Pour la première fois, un président de la République, François Mitterrand, participe brièvement à une manifestation de rue. En réponse, Le Pen fait dans l’outrance : « M. Dracula Joxe est responsable d’un montage et d’une gigantesque manipulation politicienne. Le complot qui vise à bâillonner le FN continue ». Il envoie même à Carpentras un de ses hommes de confiance, afin de contre-enquêter. Arrêté durant quelques heures par des policiers intrigués par ses allées et venues, il ramènera à Paris une histoire délirante qui met en cause le KGB et « le communisme national ou international ».
Les années passent sans que rien ne vienne confirmer la thèse du dérapage raciste. Des skinheads sont arrêtés, puis relâchés. L’enquête s’embourbe. Le doute s’installe. Après avoir passé au peigne fin, sans succès, les réseaux d’extrême droite qui pullulent dans la région Paca, les enquêteurs partent sur d’autres pistes locales et distillent le malaise. On évoque, à voix basse, des messes noires ou des jeux de rôles qui auraient mal tourné. Un puissant murmure pointe l’implication d’une certaine jeunesse dorée protégée par des notables du coin. La thèse complotiste adoubée par le Front national, qui tente de se poser en victime, est renforcée en 1992 par la mort suspecte d’une jeune fille dans le secteur, Alexandra Berrus. Il y a aussi les déclarations d’une autre adolescente, Jessie Foulon. À l’été 1995, affirmant avoir été battue et violée, elle multiplie les révélations fracassantes : elle raconte les jeux de rôles de la jeunesse de Carpentras, une deuxième équipe de profanateurs, la drogue qui circule dans des soirées d’orgies… Des récits repris jusqu’à l’overdose en prime time sur TF1 dans l’émission de Jacques Pradel. Et ce alors qu’aucune preuve ne vient les étayer. Bien au contraire : l’instruction ne tardera pas à établir que la jeune femme souffre de mythomanie. Elle a été hospitalisée plusieurs mois pour troubles psychiatriques. Un détail pour les chasseurs d’audimat de « Témoin numéro 1 ».
Autre acteur de cet automne de la rumeur, Gilbert Collard, qui a plongé au cœur de la bataille. L’affaire était trop belle pour que l’avocat passe à côté. Il représente la mère d’Alexandra Berrus et Alain Germon, un cousin de l’octogénaire dont la tombe a été profanée. Invité de Meney et Pradel, un témoin masqué se charge sur TF1 de donner du crédit aux rumeurs : « Un de nos enfants a assisté à une partouze. Des notables, des gens bien ». Survient le témoignage de Jessie Foulon. Collard s’en empare, mélange tout, met sous pression le nouveau procureur, Jean-Michel Tissot, dès son arrivée en septembre. Lequel s’est fait fort de régler l’histoire en deux coups de cuillère à pot et peste en privé contre Sylvie Mottes, la juge chargée de l’instruction qu’il trouve trop lente. Aiguillonné par un Collard survolté, le procureur Tissot croit voir avec Jessie Foulon trois affaires résolues d’un coup : la profanation du cimetière juif, le meurtre d’Alexandra Berrus et une histoire de stupéfiants. Ni juge ni enquêteurs n’y croient. Qu’importe, alimentée par le procureur, l’émission de Pradel promet des mises en examen « dans les semaines à venir ». De son côté, l’avocat marseillais poursuit son activisme, en demandant que l’affaire soit retirée à Sylvie Mottes. Il enclenche une procédure pour « suspicion légitime », ferraille à qui mieux mieux, exige « qu’une enquête soit diligentée sur le tribunal de Carpentras ». L’air est connu, sont désignés à la vindicte l’État socialiste, les puissants, l’establishment. Convaincue, la veuve de Félix Germon, aujourd’hui décédée, embraye en larmes devant les caméras : « Ce qui s’est passé n’est ni politique ni raciste… Ce sont des jeunes fous, qui font des orgies et ont des sous plein les poches ».
Le 11 novembre 1995, le même jour que le sinistre sketch de l’enveloppe, 700 militants d’extrême droite, dont un inquiétant bataillon de crânes rasés, débarquent à Carpentras. Jean-Marie Le Pen à leur tête. Ils défilent au cri de « Carpentras, mensonge d’État ». Les manifestants portent une banderole avec un slogan en lettres immenses : « 1990 - Carpentras machination ; 1995 - Carpentras réparation ». Les participants ne cachent pas que le tout leur a été servi sur un plateau par Gilbert Collard et « Témoin numéro 1 ». Un tract est distribué dans les boîtes aux lettres : « La profanation, y lit-on, était le fait d’adolescents de Carpentras en proie à la drogue ». Entre temps, dans ce climat délétère, où les corbeaux sont rois et le « tous pourris » incrusté dans les esprits, le candidat lepéniste à la mairie, Guy Macary, a quasiment doublé son score aux municipales.
Le 30 juillet 1996, pourtant, la vérité va finir par émerger. Et faire voler en éclat le complotisme du Front national, tout comme le postulat de Me Collard relayé jusqu’à plus soif par TF1. Un certain Yannick Garnier, 26 ans, se présente de lui-même au siège des Renseignements généraux d’Avignon et avoue être l’un des profanateurs. Il dit ressentir le besoin de se libérer de ce secret pour changer de vie, pour ne pas avoir à mentir à la femme dont il est récemment tombé amoureux. Ses aveux confirment qu’il s’agissait bien d’un acte antisémite, commis par des néonazis aux idées courtes. Dans la foulée, il dénonce ses quatre complices, trois sont aussitôt arrêtés. Seul manque celui qui est désigné comme le meneur, Jean-Claude Gos : il est mort fin décembre 1993, percuté par une voiture. Le conducteur, Rachid Belkir, 36 ans, a été assassiné deux ans après, tué de deux balles dans le torse et son corps étant plongé dans le Rhône avec deux lourdes pierres attachées aux pieds. Dès la découverte de la profanation de Carpentras, Gos avait été interpellé par les enquêteurs. Ce skinhead originaire de Denain était membre d’un groupuscule fondé en 1987 par un transfuge du Front national, Claude Cornilleau.
Le 24 avril 1997, devant le tribunal de Marseille, Patrick Laonegro, le deuxième « cerveau » du groupe de profanateurs, et Olivier Fimbry, un ancien militaire, sont condamnés à deux ans de prison, tandis que les deux autres membres du commando nocturne, Yannick Garnier et Bertrand Nouveau, écopent de vingt mois. « Nous étions tous nourris de la même idéologie politique vantant l’extrême droite européenne », résume Patrick Laonegro. « On était arrivé à me faire croire à une suprématie de la race blanche », concède Bertrand Nouveau. S’ils n’étaient pas encartés au FN, les profanateurs étaient donc bel et bien des petites frappes d’extrême droite, motivés par une idéologie « raciste, antisémite et intolérante ». Comme l’avait déclaré Pierre Joxe, six ans plus tôt.
Cette conclusion est un camouflet terrible pour Gilbert Collard, comme pour l’émission de Jacques Pradel. Le Marseillais se rêvait en nouveau Zola. Il se retrouve immortalisé en marionnette aux « Guignols de l’Info », dans le rôle d’un avocat pathétique répétant en toutes circonstances sa célèbre phrase : « J’ai ici une enveloppe… ». Jean-Claude Andrieu, à l'époque maire RPR de Carpentras, rappelle avec dégoût au soir du procès « ce burlesque médiatique ». Hasard du calendrier plutôt que remords tardifs, TF1 se sépare quelques jours après le jugement de Jacques Pradel, qui ne tarde pas à se recycler chez Europe 1.
Pour autant, 25 ans après le jour de la vérité, Carpentras n’en a pas terminé avec le complotisme et les ragots nourris par le FN. Balayant la vérité judiciaire, Jean-Marie Le Pen, dont la petite-fille Marion a été élue députée de la circonscription en 2012, assure même que « M. Joxe a fait exhumer (lui-même) quelques cadavres au cimetière juif ». Gilbert Collard, depuis rallié à Marine Le Pen, a bien rejeté la faute de l’enveloppe sur son client (une version qui peine à convaincre les journalistes présents le 11 novembre 1995 à Carpentras, qui soulignent « la complicité entre Alain Germon et Gilbert Collard »). Il n'en affirme pas moins maintenant que « les services secrets manipulés par François Mitterrand » ont mis leur nez dans l’enquête de la profanation, pour relancer l’ancien Président dans les sondages. Au point qu’en 2013, le maire socialiste Francis Adolphe s’est emporté de voir sa ville réduite à ces heures sombres : « L’extrême droite se sert toujours de Carpentras pour faire sa promotion », a-t-il dénoncé. « La profanation de Carpentras, macabre par nature, a été rendue bien plus sordide encore par les manipulations du Front national, analyse l'historienne Julie Le Gac dans une note réalisée pour le programme Sudorama, piloté par l'Ina. Elle souligne toujours les dangers de la progression des idées racistes et antisémites dans la société française ».