Rue d’Aubagne, 5 novembre 2018 :
l'irréparable

Retour sur un matin ordinaire, qui a basculé en quelques secondes dans un drame aux conséquences dont Marseille peine à se relever

Toujours fièrement campé dans son Paradis d’épices, Ali s’affaire entre les halvas au sésame et les poudres de curry. Un brin nostalgique à l’évocation des parfums sucrés de son enfance, son regard rieur s’assombrit brusquement quand est abordé le 5 novembre 2018 : "C’était un matin comme aujourd’hui. Tout était calme, on n’a pas entendu un bruit. C’est quand on a vu l’épaisse fumée blanche envahir la rue qu’on a compris que quelque chose de grave venait de se passer", se souvient le commerçant du 35 de la rue d’Aubagne.

"Il disait qu’il allait faire une grosse grosse fête"
Mamar, de l'épicerie du 57

Au bureau, dans les salles de classe, dans les habitacles de voitures empêtrées dans les embouteillages, toutes les horloges affichaient 9 h dépassées de quelques minutes quand l’impensable s’est produit ce lundi 5 novembre 2018. La veille, les minots avaient préparé leur cartable et rebranché leur réveil. Du haut de ses neuf ans, Elamine, qui vivait au 1er étage du 65 de la rue d’Aubagne s’était endormi en pensant aux copains qu’il allait bientôt retrouver. Sa maman Ouloume, 55 ans, avait débarqué des Comores cinq années plus tôt pour y rejoindre sa progéniture : ses enfants, c’était sa vie.

Les deux semaines de vacances scolaires s’étaient achevées sur un week-end pluvieux. Ce qui n’avait pas empêché Julien de garnir son cabas le samedi dans l’alimentation générale de Mamar, au 57 de la rue d’Aubagne : "Il disait qu’il allait faire une grosse grosse fête", glisse le gérant. Employé depuis six mois à l’hôtel Adagio du Vieux-Port, le Franco-Péruvien avait célébré ses 30 ans deux semaines plus tôt dans son appartement au 2e étage du 65 de la rue d’Aubagne. Sa maman, venue spécialement de Lima, avait fait part de ses inquiétudes en découvrant l’état de l’immeuble. Il l’avait rassurée en lui disant que des experts étaient passés, écartant tout danger, mais s’était malgré tout laissé convaincre de déménager à la fin du mois. Il avait même trouvé une nouvelle colocation.

Une démarche que sa voisine italienne du 3e étage, Simona, avait déjà entamée, tant le bâtiment ne lui inspirait pas confiance : l’étudiante de 30 ans, installée dans l’immeuble quelques semaines plus tôt, devait signer son nouveau bail à 10 h ce 5 novembre. La veille au soir, la solaire Simona avait invité son ami Niasse, Italien de 26 ans, d’origine sénégalaise, à dormir chez elle. Deux jours plus tôt, la jeune femme originaire de Tarente, dans les Pouilles, avait passé la soirée chez son voisin de palier, Fabien. Celui que tout le monde surnommait Fausto était un artiste-peintre de 52 ans à la santé affaiblie par la maladie mais qui n’aimait rien tant que partager du bon temps entre potes du côté du Vieux-Port, du cour Ju’ ou de La Plaine. Ce samedi 3 novembre, c’est entre le Molotov et l’Espace Julien que beaucoup l’avaient croisé.

De Taher, on ne sait quasiment rien. Simplement que cet ami tunisien de 56 ans s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment.

Fêtard, Rachid l’était également. Le dimanche soir, cet habitant du 2e étage avait refait le monde jusqu’au bout de la nuit avec ses amis, et proposé à deux de ses invités de rester. Chérif et Taher. Le premier, âgé de 36 ans, arrivé deux ans auparavant d’Algérie où il avait laissé sa femme et sa fille de quatre ans, vendait des cigarettes à la sauvette à Noailles et dormait de temps en temps chez sa cousine, en attendant sa régularisation pour une vie meilleure. De Taher, on ne sait quasiment rien. Simplement que cet ami tunisien de 56 ans s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment.

Ce même dimanche soir, Sophie avait quitté son appartement du 4e étage. L’étudiante en philo de 25 ans s’était réfugiée chez ses parents, inquiète de constater que depuis plusieurs semaines, les murs bougeaient, des fissures étaient apparues. Ses voisins Pierre, 23 ans, et Alexia, 25 ans, avaient, eux, passé le week-end dans l’appartement laissé vacant par des amis dans le centre-ville. Leur douche s’était mise à fuir sans raison. Installé sur le même palier, Abdelghani, 33 ans, avait croisé le dimanche sa voisine Marie-Emmanuelle, 56 ans, dans la cage d’escalier. Une semaine après que Sophie l’avait aidée à ouvrir sa porte restée coincée, l’Iséroise, artiste verrière, maugréait à propos de la lourdeur des charges exigées pour un ménage pas si bien fait dans les parties communes. Abdelghani, lui, songeait plutôt à la vétusté aggravée de l’immeuble.

Laurence Mildonian

Huit victimes et des miraculés

Ce lundi 5 novembre au matin, le réveil de Julien sonne tôt. Le réceptionniste doit prendre son service à 7 h mais au moment de partir, impossible de fermer la porte. Pas question de quitter sans verrouiller l’appartement où trônent la belle guitare électrique et l’ampli reçus à son anniversaire. Il prévient son patron de son probable retard : il attend l’intervention de son propriétaire pour pouvoir sortir.
Ouloume, elle, accompagne en ce lundi de rentrée son petit dernier à l’école Albert-Chabanon, située à 450 mètres de chez eux. Elle dépose Elamine à 8 h 30 avant de retourner à la maison où elle doit récupérer des papiers.

En découvrant que son immeuble a disparu, il appelle aussitôt ses proches pour les rassurer. Il est en vie. Miraculé, lui aussi.

Ce matin, Abdelghani s’est réveillé plus tôt que d’habitude. En se levant, il a été interpellé par un petit bruit, une sorte de "cric cric". En jetant un œil autour de lui, il prend conscience que de petites fissures apparues la veille au soir se sont élargies et que quasiment tous les murs de l’appartement sont lézardés. À son tour, l’administrateur système et réseaux électriques qu’il est alerte son chef de son retard : il est bien décidé à se rendre immédiatement chez son syndic de copropriété. Abdelghani glisse tous les papiers à présenter au cabinet dans son sac à dos et part vers la rue Grignan, non sans avoir filmé au passage les fissures de son appartement et l’état brinquebalant de l’immeuble : tous les locataires ont bien vu que les carreaux qui surplombent la porte d’entrée ont cédé tout seuls quelques jours plus tôt. Son smartphone immortalise l’heure de la vidéo : il est 8 h 51.
C’est le moment que choisit Rachid pour sortir acheter des cigarettes. Pas un instant il n’imagine que ce geste va lui sauver la vie.
9 h 07. En quelques secondes, les numéros 63 et 65 de la rue d’Aubagne s’écroulent sur eux-mêmes. Dans la rue, Rachid s’effondre en pensant à ses amis laissés à l’intérieur. À hauteur de la rue de Rome, Abdelghani entend un bruit, aperçoit un nuage de poussière. Il revient sur ses pas. En découvrant que son immeuble a disparu, il appelle aussitôt ses proches pour les rassurer. Il est en vie. Miraculé, lui aussi.

Autour des tas de gravats, les voisins et commerçants accourent. Comme Ali, beaucoup n’ont rien entendu. Sèverin, trentenaire habitant au 62 de la rue d’Aubagne descend en découvrant de sa fenêtre l’épais nuage. Il fait instinctivement silence, guettant le moindre bruit, le moindre mouvement, le moindre signe de vie. Mamar, de l’alimentation générale, lui, entend les gémissements d’une femme pendant quelques secondes. "Et puis ça s’est arrêté d’un coup." La vie s’est tue.

En apprenant la nouvelle de l’effondrement à la télé depuis sa maison en Isère, la maman nonagénaire de Marie-Emmanuelle fait un AVC. Elle succombe trois jours après.
Rue d’Aubagne, il faudra cinq jours pour extraire de l’impressionnant monticule de béton et d’acier les huit corps de ceux qui occupaient l’immeuble du 65 à cet instant-là. Ouloume, Julien, Chérif, Taher, Simona, Niasse, Fabien et Marie-Emmanuelle sont formellement identifiés. Des femmes et des hommes de tous âges, toutes conditions, toutes origines, toutes confessions. Des Marseillais dont les noms, désormais gravés dans l’histoire, ne cesseront jamais de nous hanter.

Laurence Mildonian

Notre chronologie de la semaine du 5 novembre

Tôt ce lundi matin, les habitants du 65 se réveillent. Leur immeuble leur tombera dessus. Des jours durant, les pompiers scruteront les décombres pierre par pierre, à la recherche d'éventuels survivants, mais surtout, de victimes. Les élus se succéderont sur le lieu du drame où naîtra la colère des habitants de Noailles à l'origine des collectifs et des premières manifestations. Cinq jours plus tard, le chef du bataillon des marins-pompiers mettra fin aux recherches. : huit Marseillais ont trouvé la mort. Revivez, heure par heure, la chronologie des événements de cette semaine qui marquera à jamais la ville, celle de la chute des immeubles de la rue d'Aubagne.

Gillian Fléqué (avec le service documentation)

Une centaine de marins-pompiers pendant cinq jours

"C’est clairement la plus grosse intervention de sauvetage déblaiement que l’on a eu à gérer au cours des 80 ans d’histoire du Bataillon", assure-t-on chez les marins-pompiers de Marseille. Ce matin du 5 novembre dernier pourtant, malgré l’ampleur du chantier que représentait la chute de deux immeubles, les sauveteurs n’avaient eu, dans les toutes premières minutes, que deux blessés légers, deux passants, à soigner. Puis, la rumeur de la potentielle présence d’êtres humains sous les tonnes de gravats s’était lentement mais sûrement avérée.

Pendant cinq jours, une centaine de marins-pompiers, épaulés par des pompiers des Sdis 13 et 84, se sont affairés pour tenter de retrouver âme qui vive. Romain, et son fidèle Genko, étaient de ceux-là. Ils avaient déjà vécu mille aventures ensemble. En sept années qui ont soudé à jamais ce duo "cynotechnique", Romain et Genko - qui lui a été associé "alors qu’il était gros comme une crevette !" - étaient intervenus sur (quasiment) tout le panel d’interventions que couvre la brigade "cyno" du Bataillon des marins-pompiers de Marseille.

"Jamais on n’avait été engagés sur une telle catastrophe."
Romain, marin-pompier

"On a fait beaucoup de levées de doutes, de recherches de victimes après des incendies, après des explosions, on a cherché plusieurs fois des personnes égarées, dans les calanques par exemple", relatait, quelques jours après le drame, le jeune homme, marin depuis une quinzaine d’années et l’un des 50 spécialistes en sauvetage et déblaiement de l’unité, dont trois maîtres-chiens, dépêchés toute la semaine sur ce qu’ils appellent "le chantier".

"Mon rôle ? Interpréter son comportement"

Ces deux-là avaient (presque) tout vécu ensemble. "Mais jamais on n’avait été engagés sur une telle catastrophe. C’était donc le premier gros chantier de Genko. Quand le PC nous a alertés de ces effondrements, évidemment j’ai ressenti cette adrénaline que l’on a juste avant les gros événements et l’envie d’agir parce qu’on se forme pour cela, pour retrouver des vivants, mais ce sentiment était mêlé d’une crainte de découvrir seulement des morts". Ce fut malheureusement le cas.

"Quand un chien trouve une personne vivante, il aboie, mais là, n’a fait que couiner"
Romain, marin-pompier

C’est Genko qui a permis la découverte du premier corps le mardi à 8 h 15 ainsi que la cinquième dépouille, dans la nuit de mardi à mercredi. "Le chien passe une fois, et un second repasse en confirmation, que le premier ait marqué ou non, décrypte le maître-chien. Ce chantier a été compliqué parce que l’effondrement s’est fait à plat, pas en oblique ou en V, du coup l’amas de gravats et les matériaux étaient très denses, laissant peu ou pas du tout remonter les effluves. Quand un chien trouve une personne vivante, il aboie, mais là, pour ces deux victimes, Genko n’a fait que couiner. Je sentais qu’il était intéressé par quelque chose et c’est là tout mon rôle : savoir le conduire et surtout interpréter ses changements de comportement."

Romain Capdepon

Les investigations

400 PV, 130 auditions, 50 perquisitions : une enquête hors-norme

Leur truc à eux, c’est de traquer les tueurs. À la brigade criminelle de la police judiciaire, la prestigieuse "Crim’" installée au cœur de l’Évêché, les homicides sont toujours volontaires, souvent sur fond de trafic de drogue et l’unique fois où une affaire a emporté autant de victimes en quelques secondes d’un fracas terrible, c’était entre les murs du "Bar du Téléphone", dans le quartier du Canet (14e) en 1978, où 10 hommes avaient été retrouvés criblés de balles…

Le 5 novembre, c’est pourtant bien cette "Crim’" que le procureur de la République de Marseille, Xavier Tarabeux, a chargée de ces investigations lourdes, longues, si inhabituelles et si techniques, mais hautement essentielles pour comprendre comment, et surtout à cause de qui ou de quoi, un tel drame a pu survenir.

Des gardes à vue pourraient bien sûr en découler, "mais sans doute pas avant fin 2020 voire début 2021".
Un policier

"Alors, dès notre saisie par le procureur, on a mis en place un dispositif proche de celui adopté en cas d’attentat terroriste", glisse un enquêteur. Une montée en puissance d’une centaine d’enquêteurs sur toute la première semaine : 85 de la PJ de Marseille (brigade criminelle et service régional d’identité judiciaire) et 15 membres du service central de la police technique et scientifique venus d’Écully. Encore la deuxième semaine, une soixantaine de fins limiers étaient toujours sur le pont, pour mener de front trois vagues de perquisitions et d’auditions. "Il a notamment fallu rapidement mettre la main sur les documents des syndics, de la mairie. On a aussi tout de suite interrogé les familles des victimes, les voisins, ceux qui avaient été témoins de près ou de loin du délabrement de ces immeubles", assure un proche de ce dossier, qui a rapidement accumulé une centaine d’auditions, dans les 15 premiers jours de l’enquête de flagrance, puis encore une bonne trentaine depuis l’ouverture d’une information judiciaire, le 27 novembre, pour "homicides involontaires" aggravés "par la violation manifestement délibérée d’une obligation de prudence ou de sécurité".
Selon nos sources, l’affaire de la rue d’Aubagne est toujours le dossier principal d’un groupe de six enquêteurs de la "Crim’". "C’est évidemment un dossier sensible, long, un peu lent désormais et surtout très atypique, mais pas foncièrement complexe policièrement. Depuis l’ouverture de l’information judiciaire, on est en fait un peu à la remorque des expertises techniques demandées par les deux juges d’instruction. C’est sur la base de celles-ci qu’on préparera ensuite des interrogatoires", décrit un policier. Des gardes à vue pourraient bien sûr en découler, "mais sans doute pas avant fin 2020 voire début 2021".

Deux experts ont été placés sous le statut de témoins assistés.

Pour Me Brice Grazzini, l’avocat de trois des huit familles des victimes, "les juges ont fait un travail incroyable, Mathilde Bloch, Nathalie Roche et le chef de file Mathieu Grand. Tous les jours, il y a un retour qui est fait avec les experts". Les juges ont même rendu compte il y a peu de l’état de leurs investigations. Au total, huit experts qui sont intervenus rue d’Aubagne antérieurement aux faits ont été auditionnés. Et deux d’entre eux placés sous le statut de témoins assistés. Le premier avait indiqué en 2014 et 2017 qu’il y avait urgence à faire des travaux, et qu’à défaut, il y aurait des morts. Le second, mandaté par le tribunal administratif pour l’immeuble du 65, a prescrit le 18 octobre 2018 l’évacuation des occupants de l’appartement au 1er étage côté cour mais aussi d’importants travaux dans le couloir d’accès et aux fenêtres du dernier étage côté cour.

Désormais, c’est l’expertise phare qui est attendue, celle de Fabrice Mazaud et Henri de Lépinay, désignés par les juges. Ce sont eux qui établiront les responsabilités éventuelles et c’est sur la base de leurs conclusions qu’interviendront les mises en examen. Le rapport de synthèse de la police, daté du 27 novembre 2018, auquel nous avons eu accès, revient sur les "désordres divers" constatés - "fuites d’eau, infiltrations, fissures" - qui "s’étaient aggravés dans les jours précédents", avec "des portes et fenêtres n’ouvrant plus et ne fermant plus". L’expert Bernard Bart, nommé par le parquet, avait conclu en janvier 2019, à "un important déficit d’entretien de 2015 à 2018" qui est "l’aboutissement d’une longue histoire de désordres".

Romain Capdepon et Denis Trossero

Chronologie d'un drame annoncé par les experts

"Je me souviens lui avoir dit qu’heureusement qu’on n’était pas au Pérou, parce qu’à la moindre secousse, son immeuble s’écroulerait." Liliana avait peur pour son fils Julien, Simona voulait déménager, les experts avaient multiplié les alertes. Depuis près de 20 ans, la situation du bâti de Noailles était connue de tous. Revivez la chronologie, de la construction des immeubles, à la veille de leur effondrement. L'histoire d'un drame qui aurait pu être évité.

Gillian Fléqué (avec le service documentation)

Julien Denormandie, ministre du Logement

"Je mouille la chemise pour la reconstruction de la ville"

Les Marseillais commémorent demain le drame de la rue d’Aubagne. Comment peut-on imaginer qu’en France, en 2018, deux immeubles dont l’un avec des occupants puissent s’effondrer ?

Je crois que personne ne peut l’accepter. Personne ne peut accepter aujourd’hui que l’on puisse mourir chez soi du fait de la vétusté d’un immeuble. L’habitat indigne est un fléau dans notre pays, un fléau contre lequel il faut se battre, avec beaucoup de forces car il touche malheureusement beaucoup trop de Français. C’est d’ailleurs pour cela que trois semaines avant le drame de la rue d’Aubagne, j’étais déjà à Marseille pour annoncer un plan inédit de lutte contre l’habitat indigne et notamment dans les copropriétés dégradées. C’est la première fois qu’un gouvernement lançait un tel plan. La lutte contre l’habitat indigne, j’en ai fait un marqueur de mon action. La rue d’Aubagne n’a fait que renforcer ma détermination à lutter contre ce fléau.

Mais selon vous, est-il pensable que deux immeubles puissent s’effondrer en 2018 dans la deuxième ville de France ?

Ce sont des immeubles qui n’ont manifestement pas suffisamment fait l’objet d’un entretien et d’une surveillance. Ce à quoi s’ajoutent des spécificités de cet habitat ancien. Ainsi que des phénomènes avec de fortes précipitations, des mouvements de sol ou autres. Mais les raisons précises, c’est l’enquête qui le dira. Évidemment, ce n’est pas à moi de me prononcer.

"Je ne lâcherai pas les Marseillais face au fléau de l’habitat indigne"
Julien Denormandie

Sans doute mais politiquement, en tant que ministre du Logement, qu’attendez-vous de cette enquête ?

Que toute la lumière soit faite sur les raisons de ce drame. C’est la finalité d’une telle enquête judiciaire que de faire la lumière et d’en tirer les conclusions. C’est quelque chose de très important pour les Marseillais de comprendre comment on peut en arriver à un tel drame.

Comprenez-vous la colère des habitants envers la municipalité jugée coupable de n’avoir rien fait pour éviter un tel drame ?

Dans ces moments, il est normal que la colère s’exprime. Une colère très profonde pour ces habitants. Ce drame a emporté huit vies et a conduit au délogement de 3 500 personnes. Cette colère nous oblige. Je ne lâcherai pas les Marseillais face au fléau de l’habitat indigne. J’agis avec une grande détermination, sans rentrer dans des considérations politiciennes. Ce serait, je pense, ne pas être à la hauteur de ce que les Marseillais attendent. Je suis à leur côté, je mouille la chemise pour la reconstruction de la ville.

Vous parlez de reconstruction ?

On le sait tous, aujourd’hui, vous avez des milliers de logements à réhabiliter. C’est toujours important de ne pas se voiler la face, face à ce grand défi. Je parle de reconstruction car il ne s’agit pas uniquement de réparer mais aussi de mener une véritable politique de l’habitat. Un habitat populaire car, derrière ces reconstructions, il faut faire en sorte que ce qui fait Marseille soit préservé. On est aujourd’hui dans la phase de lancement de la rénovation. Pour ce faire, nous mettons en place une société publique de rénovation de l’habitat dont l’État sera actionnaire aux côtés des collectivités.

Qu’est-ce que ça change ?

On veut s’assurer que tous les outils soient à la hauteur des besoins. Cette société va permettre de racheter des immeubles insalubres à Marseille, de les remettre en état pour y reloger des habitants. On s’inspire de ce qui existe déjà et qui fonctionne par exemple en Île-de-France. L’État est là pour être au côté des Marseillais. Comme je dis pour mettre la pression dans le tube.

Des outils pour la rénovation de l’habitat existaient déjà. Qu’est-ce qui va changer ?

Dans cette reconstruction, il y a deux choses qui me tiennent à cœur. J’en suis convenu avec le maire et la présidente de la Métropole. D’abord, c’est de créer un cadre pour accélérer cette reconstruction. C’est le Projet partenarial d’aménagement, signé cet été et que nous avons lancé avec un premier comité de pilotage qui s’est tenu à la fin du mois de septembre. C’est un outil que j’avais créé dans la loi Elan votée l’année dernière. Ensuite c’est d’avoir un opérateur fort grâce à cette société publique de rénovation de l’habitat. Cette dernière ira identifier les logements indignes pour ensuite les réhabiliter. Je fais cela, car je sais que ça marche. Des études sont en cours. Nous, l’État, nous avons accompagné les services de la collectivité grâce notamment au Centre scientifique et technique du bâtiment.

"Des milliers de logements à réhabiliter"
Julien Denormandie

Et pourtant il existait des outils comme l’opération Grand centre-ville lancée en 2011…

Je ne tourne pas mon regard vers l’arrière. Des choses ont été faites, des choses restent à faire. Aujourd’hui, il y a encore beaucoup de personnes à reloger. Il nous faut aussi être à la hauteur de l’enjeu de rénovation. Ce que je peux vous dire, c’est que l’État continuera à être rendez-vous, y compris financièrement. Évidemment, nous souhaiterions que tout soit réglé le plus vite possible s’agissant de la rénovation des immeubles. Il y a une impatience des Marseillais que je partage. Par ailleurs, il y a le combat que je mène contre les marchands de sommeil. Il ne faut avoir aucune faiblesse vis-à-vis de ces personnes qui doivent être aussi fortement punies que des trafiquants de drogue. Je veux que les marchands de sommeil arrêtent d’avoir ce sentiment d’impunité. D’autant que lorsque vous êtes soumis à un marchand de sommeil, vous êtes sous son emprise. C’est pour cela que j’ai voulu la création d’un numéro unique pour dénoncer ces pratiques. C’est le 0 806 706 806. Depuis le lancement, il y a déjà eu 2 000 appels sur tout le territoire national. Et il y a un renforcement des condamnations et des sanctions.

Sur les suites de la rue d’Aubagne, une enquête commune de quatre médias a révélé l’existence d’une cinquantaine d’immeubles propriété de la Ville inhabités et très dégradés. Est-ce normal ?

Je reste prudent sur les éléments qui sont dits mais je crois que personne ne supporte qu’il y ait des logements vacants. Pour ma part, très vite après le drame de la rue d’Aubagne, j’ai interrogé mes services pour savoir si l’État disposait à Marseille de logements vides. Il y avait des logements à côté de la caserne du Muy où des travaux ont été alors lancés. Aujourd’hui, ça y est, ils sont utilisés pour le relogement. Je pense aussi à la rue de la République. L’État n’a pas d’immeubles là-bas mais on y a identifié les foncières d’investissement qui disposaient d’appartements vacants et où nous avons pu reloger une centaine de personnes sinistrées après que j’ai appelé moi-même ces foncières.

Propos recueillis par Éric Miguet

Délogés : vivre dans l’angoisse
du lendemain

Si certains évacués ont pu retrouver un logement définitif, d’autres vivent des galères et la détresse de l’incertitude

À l’hôtel ou dans un logement provisoire, les délogés - environ 3 500 au total depuis le drame - ont vu, pour la plupart, leur vie s’effondrer. Du jour au lendemain. Le temps, au mieux, de prendre quelques affaires et d’aller à l’hôtel. Parfois sans papiers, laissant toute une vie. Des souvenirs, des repères, des habitudes. Les plus fragiles se retrouvant, malgré l’accompagnement des autorités publiques et des bénévoles sur le terrain, dans des difficultés sanitaires, psychologiques et financières mais aussi une désocialisation due au changement forcé de domicile. Loin des écoles, des proches. Propriétaires modestes, pour lesquels c’est souvent la double peine, sans-papiers, victimes de marchands de sommeil payent un lourd tribut. "Beaucoup ne savent pas s’ils vont pouvoir réintégrer un jour leur logement, souffle Zora, du collectif du 5-Novembre. C’est violent. Un toit, c’est une intimité, un lieu de vie, de rencontres. Il leur est impossible de se projeter."

"Il y avait des trous dans les sols, l’eau coulait à travers les appartements"
Saïda, délogée

C’est le cas de Saïda, qui vivait au 29, rue Adolphe-Thiers (1er). "On a été jetés dehors comme des voleurs en décembre 2018. 20 minutes pour récupérer quelques affaires. Malgré nos demandes depuis des années, les travaux n’étaient jamais faits, la situation s’est dégradée. Il y avait des trous dans les sols, l’eau coulait à travers les appartements. Notre propriétaire est un avocat marseillais, qui possède tout l’immeuble et qui a le bras long, peste cette Marseillaise de 59 ans. On devait réintégrer nos logements en février. Mais sur place, on s’est rendu compte que seuls des travaux cache-misère avaient été faits. On a alerté la Soliha qui a fait fermer l’immeuble de nouveau mais on attend toujours le nouvel arrêté de péril. On a pris un avocat mais on ne sait pas où cela va nous mener."

"On aurait besoin d’une assistance sociale et d’être enfin chez nous. Personne ne peut comprendre à quel point c’est dur."
Saïda, délogée

Depuis, et après deux hôtels différents, Saïda et ses deux enfants sont hébergés provisoirement dans un appartement du boulevard des Dames. Deux lits, une petite télé, une table avec quatre chaises. La famille a dû entasser ses affaires. "Nos valises sont par terre, on ne peut pas mettre d’étagères." Question logistique, "mon fils se retrouve loin du lycée, on n’est aidé que pour les tickets RTM. Mais c’est tout, on aurait besoin d’une assistance sociale et d’être enfin chez nous. Personne ne peut comprendre à quel point c’est dur".

Son amie, surnommée Tata, a posé ses valises dans un appart’hôtel du boulevard National. "C’est le troisième hôtel. Moralement, c’est usant. Sans parler des frais supplémentaires. Mais les travaux de mon immeuble devraient être terminés mi-novembre", détaille cette propriétaire très modeste à la Belle-de-Mai, qui a bataillé pour obtenir l’aide de la Ville, après quatre jours sans rien.

Pour Redouane, 38 ans, après l’évacuation, il y a eu… la rue. Il était hébergé par un ami au 89 de la rue d’Aubagne. Mais pas sur le bail. Alors, après le traumatisme d’avoir été témoin des effondrements, d’être évacué comme tous ceux des immeubles alentours, il n’a jamais réussi à prouver que c’était son logement. "Mon ami et des voisins sont venus avec moi mais la mairie n’a jamais rien voulu savoir. J’habite maintenant chez ma tante, confie cet agent de sécurité. Je dois trouver un appartement pour pouvoir recevoir mes enfants un week-end sur deux. J’en ai visité un boulevard National, complètement insalubre. Inhabitable, j’ai vraiment très peur de retomber chez un marchand de sommeil."

Et puis, il y a l’incroyable histoire de Baya, 69 ans, délogée depuis 17 mois. 17 mois qu’elle vit dans une sombre chambre d’hôtel de 12 m² rue d’Aix. Les toilettes et douches collectifs sont dans la cour. Elle n’a qu’un poste radio pour toute distraction. Dans l’immeuble où elle était locataire d’un studio au 7, rue du Tapis-Vert, "tout se dégradait, l’eau coulait partout, on aurait dit que c’était pourri". Elle avait pourtant écrit "cinq fois à la mairie. Des recommandés, pour alerter". Un expert a fini par venir, en novembre 2017. Les propriétaires ont bien tenté de lui retirer son bail pour qu’elle parte mais elle est restée, a résisté. N’a pas cédé comme d’autres voisins qui ont accepté une enveloppe pour partir.

Le 13 juin 2018, l’arrêté de péril est pris. Baya est évacuée immédiatement. Lorsque les travaux de l’immeuble ont commencé, "je n’ai pas pu récupérer mes affaires durant trois mois. Entre-temps, on m’a presque tout volé. Les souvenirs, le linge, la vaisselle, l’électroménager. J’ai déposé trois plaintes. J’étais malade. Ma tension est montée à 22. Je sais que c’était les ouvriers employés au black puisque la porte était fermée à clé et n’était pas forcée, lâche-t-elle. Les agents de la Ville me disaient que je n’avais droit à rien parce que j’avais été délogée avant le 5 novembre. Mais avant ou après, c’est pareil…" Baya a visité plusieurs logements insalubres ou inappropriés depuis. Elle voudrait simplement rester proche du centre-ville. Épuisée, le moral à plat, elle se lève pourtant tous les jours à 3 h pour aller faire des ménages dans l’école pratique de la Chambre de commerce, rue Saint-Sébastien (6e). "Parfois je ne mange pas, parfois je m’effondre, comme du beurre. J’espère que ce sera bientôt un mauvais souvenir."

Sabrina Testa

La carte des 433 immeubles mis sous arrêté de péril depuis le 5 novembre

Les répliques qui ont fait trembler la droite marseillaise

La vague est venue s’échouer au pied de l’hôtel de ville. En ce samedi 10 novembre 2018, cinq jours après l’effroi, ils sont des milliers à participer à cette marche blanche en hommage aux huit victimes, mais aussi pour crier leur colère à l’encontre des pouvoirs publics. Parmi les manifestants, des "Gaudin démission ! Gaudin assassin !" s’élèvent. "Ce n’est pas la pluie", peut-on lire sur une banderole, l’une des causes rapidement avancées par la municipalité pour expliquer cette catastrophe.

Le drame de la rue d’Aubagne est aussi un événement politique : immédiatement, c’est le bilan en matière de lutte contre l’habitat indigne du maire LR de Marseille qui est passé au crible. La première conférence de presse de Jean-Claude Gaudin, donnée le jeudi 8 novembre, montre un maire sur la défensive. Sans quitter le navire : "Vous croyez que le capitaine démissionne quand il est dans la tempête ?

Le 10 décembre, face aux craintes de débordements devant l’hémicycle, Jean-Claude Gaudin repousse de dix jours le premier conseil municipal post-Noailles.

Pendant plus d’un mois, la tension populaire ne faiblit pas. Le maire des 6e-8e et président du groupe municipal LR, Yves Moraine, est vertement critiqué pour avoir participé - et partagé les photos sur les réseaux sociaux - à une soirée de dégustation de chocolats le mardi 6 novembre, alors que les secours déblaient encore les décombres. Si le maire peut compter sur le soutien public de plusieurs adjoints, le premier d’entre eux, Dominique Tian, reste invisible. La présidente LR de la Métropole Martine Vassal prend la parole le 29 novembre pour la première fois depuis le drame, en présentant un plan chiffré à 600 millions d’euros contre l’habitat indigne et dégradé.

Le 10 décembre, face aux craintes de débordements devant l’hémicycle, Jean-Claude Gaudin repousse de dix jours le premier conseil municipal post-Noailles. L’opposition de gauche demande des comptes au maire LR, qui détaille toutes les mesures d’accompagnement et de solidarité prises depuis des semaines. La droite tremble sur ses bases. Car, dans le même temps, la presse révèle que plusieurs élus louaient des logements indignes ou situés dans des immeubles en péril. Le 14 novembre, Le Monde révèle que l’avocat Xavier Cachard, vice-président (LR) de la Région, était propriétaire d’un appartement au 65, rue d’Aubagne. Renaud Muselier, dont il est proche, le démet de sa délégation, sans toutefois lui demander de démissionner de son mandat.

Quatre élus ont été épinglés pour avoir loué dans l’habitat dégradé.

Le 17 novembre, un autre avocat, spécialiste du droit de l’immobilier, est épinglé par La Marseillaise pour louer un appartement insalubre à la Belle-de-Mai : Bernard Jacquier (LR) rend sa vice-présidence tout en restant élu à la Métropole.

Le 11 décembre, Marsactu dévoile que le vice-président (LR) du Département Thierry Santelli possède, à Saint-Mauront (3e), un appartement situé dans un immeuble frappé de péril imminent. Il restera conseiller départemental et municipal après avoir rendu sa délégation à sa présidente LR Martine Vassal.

Quelques semaines plus tard, c’est au tour d’un adjoint (LR) au maire d’être mis en cause par La Marseillaise : André Malrait louait un garage à vélos transformé en studio d’habitation par arrêté municipal. Le service municipal d’hygiène l’enjoindra à réaliser des travaux. Jean-Claude Gaudin demandera des explications à son fidèle adjoint sans exiger sa démission.

Sylvain Pignol

Marseille s’est mise à jouer collectif

À l’instar du collectif du 5-Novembre, le drame a fédéré des citoyens décidés à peser sur les choix politiques à venir

"Les 63 et 65 rue d’Aubagne se sont effondrés ! Ce drame ne doit pas rester sans réponse ! Assez du mal-logement, marre de l’habitat insalubre ! Réveillons-nous, soyons solidaires !" Quelques heures après les effondrements du 5 novembre, Noailles était paré d’affiches en format A4, appelant à une réunion de quartier organisée "par et pour les habitants et commerçants de Noailles".

Le 7 novembre, à l’heure dite, il fallait jouer des coudes pour trouver place dans la salle de l’association Jeunesse et culture de Marseille. Dans l’assemblée, débordant largement dans la petite rue de l’Arc, on croisait des proches des disparus, des habitants évacués mais aussi des riverains de La Plaine, de La Busserine, du Plan d’Aou, de Maison Blanche, de Bougainville, des Crottes, du Syndicat des quartiers populaires, de la communauté comorienne, d’Emmaüs, de la Ligue des droits de l’Homme… Structurées de longue date, les associations de quartier, échaudées pour certaines par les tensions autour de la réhabilitation de La Plaine, trouvaient là une caisse de résonance idéale pour exprimer leur désir de changement.

"Il faudra politiser notre douleur en se demandant quelle stratégie mettre en œuvre collectivement. Jusqu’à quand allons-nous défendre nos conditions d’existence ?"
Les citoyens réunis rue de l'Arc

S’exprimant tour à tour, les citoyens appelaient à aller plus loin que la catharsis de l’instant : "Il y a une grande intelligence collective dans nos quartiers, le vivre-ensemble que la Ville prône, c’est nous qui le lui enseignons. Il faudra politiser notre douleur en se demandant quelle stratégie mettre en œuvre collectivement. Jusqu’à quand allons-nous défendre nos conditions d’existence ?"

Au terme de deux heures et demie d’échanges dans ce bouillonnant forum, Kevin Vacher, distributeur de la parole aux côtés de Marie Batoux, synthétisait en quelques minutes la liste des revendications et actions proposées par l’assemblée. Et annonçait la naissance de ce qu’il serait désormais convenu d’appeler le collectif du 5-Novembre Noailles en colère. L’aisance orale et la présence affirmée du jeune sociologue et de l’attachée territoriale n’étaient pas fortuites. Si le premier fut candidat aux législatives dans la 4e circonscription sous l’étiquette Nouveau parti anticapitaliste en 2012, la seconde s’était présentée avec le Front de gauche aux cantonales de 2011 et est élue dans les 2e et 3e arrondissements. Un engagement politique que tous deux mettent entre parenthèses, faisant même barrage à toute tentative d’approche initiée par des élus : s’ils se sont mobilisés dès la première heure, c’est en tant que citoyens et voisins du drame, Kevin Vacher vivant rue d’Aubagne, à 100 m de Marie Batoux, active parent d’élève de l’école Chabanon. Dès le 7 novembre, le cadre est posé : le collectif mènera une action politique. Mais sans les politiques.

Particulièrement aguerri à la communication, immédiatement soutenu par les associations qui œuvrent historiquement dans la lutte contre le mal-logement ou l’amélioration du cadre de vie dans les quartiers, le collectif mobilise en un temps record 10 000 Marseillais pour la marche blanche du 10 novembre en tête de laquelle elle bannit tout élu. Trois autres marches réunissant autant de Marseillais suivront. Fédérant très vite de jeunes créatifs, intellectuels et délogés lancés à corps perdu dans le militantisme pour ne pas sombrer, le collectif se dote d’un logo, ouvre des commissions pour aider au mieux les délogés en détresse, accueillis chaque semaine dans le QG du café-concert le Molotov, place Cézanne (6e). Des avocats et des psys bénévoles proposent leur aide, quand d’autres créent Le guide de survie aux évacuations de Marseille, avant même que la Ville édite le sien. Les mois passant, le collectif maintient la pression et n’hésite pas à faire des "coups".

Convoquant l’humour pour faire médiatiquement entendre leurs revendications, des membres s’invitent, grimés en faux touristes, à une conférence de presse de la présidente LR de la Métropole Martine Vassal. Du second degré qui n’impacte en rien le sérieux avec lequel, aux côtés d’autres associations, le collectif mène les discussions avec les collectivités territoriales dans le suivi des évacuations et l’élaboration d’une charte du relogement, finalement conclue en juillet avec la Ville et l’État. Parce qu’il fait de la politique au sens littéral du terme, le collectif du 5-Novembre ne laisse pas indifférent. Sa capacité de mobilisation et l’expertise de ses membres interpellent les partis, plus que jamais convaincus que pour gagner, ils devront concéder un peu de place aux forces vives de la société civile. Un exercice périlleux, que les appareils peinent à mettre en place.

En interne, la question du positionnement du collectif aux municipales a été tranchée : "Nos luttes sont éminemment politiques mais totalement a-partisanes, écrit-il dans un communiqué. Le C5N place au cœur de sa démarche le citoyen et définit ses choix en privilégiant le temps du débat et le consensus. Son organisation est horizontale, sans porte-parole (…) Nous avons toujours été pluriels et cela a fait notre force. Si des membres venaient à candidater, ils n’engageraient en aucun cas le collectif."
Kevin Vacher, lui, a choisi : c’est dans le Pacte démocratique pour Marseille, né à l’issue des États généraux de juin, qu’il décide de s’investir pour constituer une liste "citoyenne, démocratique et unique". Mais, avant les élections, il devra répondre le 30 janvier, devant le tribunal correctionnel, de faits "de violence volontaire en réunion avec préméditation". Il lui est reproché d’avoir blessé au doigt une employée de Marseille Habitat au cours d’une mobilisation aux côtés d’évacués de la rue Curiol. Mi-septembre, le militant reconnu pacifique, y compris par ses interlocuteurs institutionnels, avait été placé en garde à vue prolongée dans cette affaire, à la demande du parquet de Marseille. "Une judiciarisation de l’action citoyenne", estime Kevin Vacher qu’il traduit comme "politique" avant tout.

Laurence Mildonian

Les victimes : ces huit âmes
qui avaient Marseille au cœur

Marie-Emmanuelle, Ouloume, Simona, Chérif, Niasse, Fabien, Taher et Julien ont perdu la vie le 5 novembre dernier. "La Provence" a retrouvé certains proches

Ils s’appelaient Marie-Emmanuelle, Ouloume, Simona, Chérif, Niasse, Fabien, Taher et Julien. Huit Marseillais d’adoption dont le destin sera éternellement lié. Huit femmes et hommes qui ont péri dans l’effondrement des deux immeubles des 63 et 65 de la rue d’Aubagne le 5 novembre dernier. Un an après, personne ne les a oubliés. Familles, amis, proches des victimes mais aussi Marseillais venus de toute la ville seront ainsi réunis tout au long de cette semaine pour rendre de nouveau hommage à ces victimes de ce 65 de la rue d’Aubagne, petite Babel au cœur de Marseille. À l’image de Simona, 30 ans, débarquée de ses Pouilles natales quelques années auparavant et qui avait invité Niasse, un ami sénégalais de 26 ans, à passer la nuit. Sur le palier, Simona croisait régulièrement Fabien, dit Fausto, 54 ans, "quelqu’un de si gentil", pleure aujourd’hui sa mère. Fausto avait un point commun avec Marie-Emmanuelle, 55 ans, la locataire du 5e étage : leur passion pour l’art.

C’est ici, à Noailles, que Taher, 58 ans, arrivé sans papier de Tunisie, s’était trouvé "une deuxième famille". Un an après, des proches de ces victimes se confient à La Provence.

Michaël Levy

Liliana Lalonde, la mère de Julien

Des hommages à Marseille, Paris et Lima

Elle avait quitté son fils à la fin du mois d’octobre 2018, le conjurant de changer au plus vite de logement. Il le lui avait promis, il avait même déjà trouvé une nouvelle colocation. Liliana Lalonde venait de fêter le 30e anniversaire de Julien. Le parcours de son petit garçon devenu homme forçait son admiration. Né en France, Julien avait grandi au Pérou d’où Liliana est originaire, avant de s’embarquer dans plusieurs tours du monde en tant que conférencier dans les bateaux de Costa Croisières. Le jeune homme polyglotte avait dans ses valises Bible, Torah, Coran et livres consacrés au bouddhisme, "parce qu’il disait qu’en lisant tout ça, il allait être capable d’échanger avec les gens et que c’était important", glisse Liliana dans un entretien filmé il y a une quinzaine de jours par le militant Alain Barlatier. Et puis Julien avait décidé de se poser en retrouvant l’Hexagone. D’abord hébergé chez sa sœur en Normandie, c’est Marseille qu’il avait choisi comme port d’attache, parce que cette ville-monde lui ressemblait. C’est ici aussi que celui, devenu réceptionniste à l’Adagio hôtel du Vieux-Port, repose désormais, emporté dans l’effondrement de son immeuble le 5 novembre 2018.

"Rendons hommage à notre cher Julien, à sa vie, à l’amitié qu’il a su inspirer et à la joie et sourire qu’il a su partager avec celles et ceux qui ont croisé son chemin"

Un an plus tard, la maman continue de se battre avec un courage et une dignité qui forcent le respect pour que justice soit faite et pour honorer la mémoire des huit disparus. Liliana Lalonde est à l’initiative d’une pose de plaque ce soir, avec sur la place où se situe la statue d’Homère, pour la baptiser "Place du 5-Novembre", aux côtés des associations et collectifs citoyens. "Rendons hommage à notre cher Julien, à sa vie, à l’amitié qu’il a su inspirer et à la joie et sourire qu’il a su partager avec celles et ceux qui ont croisé son chemin", écrit Liliana sur son compte Facebook. Outre cette semaine du souvenir à Marseille, un "chicalno pour Julien", sera rendu le jeudi 14 novembre à 18 h au Piscobar au 5, rue Tiquetone, dans le IIe arrondissement de Paris. Dix jours plus tard, le dimanche 24 novembre à midi, c’est à Lima que ses amis et sa famille rendront un ultime hommage à Julien, citoyen du monde, dont l’amour pour Marseille a coûté la vie.

Laurence Mildonian

Paul Blanc, frère de Marie-Emmanuelle. Leur mère est décédée quatre jours après le drame

"Maman est la neuvième victime de l’effondrement"

D’instinct, il s’était mis en retrait. Trop de douleur, trop d’incompréhension face à ce drame survenu à plus de 300 km de chez lui. Un an après, Paul Blanc se confie. Livre son émotion après la perte de sa sœur Marie-Emmanuelle, Marie comme il l’appelait, tuée dans l’effondrement de l’immeuble du 65 de la rue d’Aubagne. Une catastrophe aux lourdes conséquences. En l’espace de quatre jours, Paul a perdu sa sœur et sa mère. Cette dernière ne fait pas partie des victimes officielles du drame du 5 novembre. Pour Paul si : "Maman est la neuvième victime de l’effondrement." Pour lui, l’enchaînement des événements en est la preuve.

Le matin du drame, Paul Blanc était chez lui en Isère. Dans la matinée, un coup de fil. Sa maman est inquiète. Elle vient d’apprendre aux informations l’effondrement des deux immeubles de la rue d’Aubagne. Elle pressent le pire pour sa fille Marie. "Des heures d’angoisse, rembobine Paul. J’ai dû passer 50 000 coups de fil à Marie. Pas de réponse." Peu à peu, l’horrible vérité prend forme. Paul tente de garder espoir. "Malgré l’effondrement, Marie avait peut-être pu se réfugier entre les gravats." Pour sa mère, l’attente est trop dure à supporter. À 17 h, le jour même du drame de la rue d’Aubagne, elle fait un AVC.

Petit à petit, Paul fait front. Puis un jour, décide de faire un "pèlerinage" à Marseille, là où vivait sa sœur. Dans cette ville qu’il ne connaissait pas.

Un an après, Paul a toujours du mal à réaliser. "Il a fallu tout gérer d’un coup." L’hospitalisation de sa maman, les recherches pour Marie. Le mercredi, Paul comprend qu’il n’y a plus d’espoir pour sa sœur. Il ne peut le cacher à sa mère, plongée dans le coma. Le jeudi, il lui annonce. "Elle s’en est allée quelques heures après. Le décès de maman est lié à celui de Marie."

Paul est, comme il dit, devenu "orphelin". "Je n’ai plus ma famille d’avant." Sans l’aide de sa femme et des enfants, il ne sait pas comment il aurait surmonté cette épreuve. Petit à petit, Paul fait front. Puis un jour, décide de faire un "pèlerinage" à Marseille, là où vivait sa sœur. Dans cette ville qu’il ne connaissait pas. Dans ces lieux, ces rues où l’artiste verrière de 55 ans avait trouvé l’inspiration pour poursuivre son activité après une vie de voyage. Dès 16 ans, elle avait quitté le cocon familial. En stop, elle était décidée à faire le tour du monde. Son périple l’amène à Marseille. Le coup de foudre. Elle y retourne quelques années plus tard pour s’installer au 65 de la rue d’Aubagne. Depuis deux ans, elle s’y épanouissait. Pris par sa vie de famille et son entreprise, Paul n’avait pas eu l’occasion d’aller la voir. Son "pèlerinage" d’il y a quelques mois lui a permis de comprendre pourquoi sa sœur aimait tant ce quartier de Noailles. "La première fois que je suis venu, j’ai été choqué par l’état de délabrement de certains immeubles mais j’ai été enchanté par la gentillesse des gens", témoigne-t-il.

Le 5 novembre, avec sa femme, avec l’un de ses fils dont Marie était la marraine, il sera à la commémoration. Pour ne pas oublier. Pour poursuivre son travail de deuil. Pour Marie et sa maman.

Éric Miguet

Zakia, la mère de Chérif

"Cette ville m’a pris mon fils"

Les mots sont rares, le regard dans le vide, les larmes au bord des yeux. Le 5 novembre dernier, Zakia a perdu son fils unique, Chérif, l’une des huit victimes de la rue d’Aubagne. Ce matin-là, cet Algérien de 36 ans devait sortir acheter des cigarettes. Mais après une soirée passée à refaire le monde avec Taher et Rachid, leur hôte du jour, Chérif était finalement resté dans ce petit appartement du 65, laissant Rachid descendre prendre quelques clopes à Noailles. "Rendez-vous au café", leur avait alors lancé ce dernier, quelques minutes avant que les deux immeubles ne s’effondrent.

Rachid ne reverra jamais ses deux compagnons de route, s’en voulant à jamais de les avoir "abandonnés" chez lui. "À chaque fois qu’il nous croise, il s’excuse. Mais il n’y est pour rien", soupire Lynda, la cousine de Chérif.

Chérif laisse derrière lui une petite fille de 5 ans, Myriam, et une mère, qui a perdu le goût de vivre. Ce 5 novembre 2018, cette femme de 76 ans se trouve dans la maison familiale, dans son village natal d’Annaba, en Algérie, entourée de ses proches. Parmi eux, Mehdi, son neveu, reçoit un coup de fil d’un proche de Chérif, lui annonçant l’impensable. À cette heure-ci, on ne connaît ni le nombre ni l’identité des victimes, mais ses proches sont formels, Chérif est enseveli sous les décombres. "Même si nous en étions persuadés, nous ne l’avons pas dit à sa mère, car elle espérait toujours. Nous lui avons annoncé son décès seulement lorsque le corps a été formellement identifié", rembobinent Lynda et sa mère Saïda.

Saïda chez qui Chérif avait brièvement élu domicile en 2016. Saïda, chez qui Zakia a été hébergée ces deux dernières semaines. Un séjour qu’elle n’est évidemment pas près d’oublier, elle qui, dès qu’elle a posé les pieds dans le hall de Marignane, a demandé à se rendre sur les lieux du drame. "Quand elle a vu le trou béant et la dalle en béton, elle a fondu en larmes et a vraiment compris ce qu’il s’était passé. Elle commence vraiment son deuil maintenant mais c’était une étape obligatoire. Ce séjour à Marseille, c’est un pèlerinage pour Zakia", dévoile Lynda.

Depuis un an, Zakia semble ailleurs, rêve toutes les nuits "que le bâtiment lui tombe sur la tête". Tous les vendredis, elle se rend sur la tombe de Chérif, à Annaba, lui parle et regrette ce jour où il a décidé de tout plaquer, aspirant à une vie meilleure qui aura pour destination finale Marseille et sa désormais sinistre rue d’Aubagne. "C’était un rêve pour lui d’arriver en France mais j’aurais préféré qu’il reste en Algérie. Aujourd’hui, il serait encore en vie. Marseille m’a pris mon fils", lance timidement Zakia qui, jusqu’à présent, n’avait jamais quitté sa ville natale.

Aujourd’hui, à des milliers de kilomètres de là, Zakia suivra avec attention les hommages qui seront rendus aux huit victimes de la rue d’Aubagne. Saïda et Lynda seront évidemment présentes ce matin pour honorer la mémoire de leur cousin. Un homme joyeux, "très apprécié à Noailles" qui fait encore sourire sa petite cousine Yamina, 8 ans, avec qui il faisait du toboggan ! "Quand il m’amenait à l’école, il ne parlait pas français et disait toujours ’Bonjour maîtresse’ et ’Poupette, arrête les bêtises !’. Tonton Chérif était vraiment gentil", retrace la fille de Lynda.
"Il se voyait invincible", répètent ses cousines. Jusqu’à ce triste 5 novembre 2018…

Michaël Levy

Solidarité autour du fils d’Ouloume

Elamine a été invité au Stade de France

Le message avait été posté quelques jours après les effondrements du 5 novembre 2018. Telle une bouteille à la mer, l’enseignante Chloé Herszkowicz avait lancé son appel sur Facebook : "Il va avoir 10 ans le 19 novembre. Comme tout enfant de son âge, il adore le foot, et bien sûr : Kylian Mbappé ! Je me disais que ce serait un super cadeau de laisser un message à Elamine ou de l’inviter à vous rencontrer pour ses 10 ans !", écrivait-elle, sans vraiment y croire.

Elamine, c’est le petit dernier d’Ouloume, qui vivait au 1er étage du 65 de la rue d’Aubagne. Conduit à l’école par sa maman en ce lundi de rentrée, il ne l’a jamais revue. Revenue chez elle pour récupérer des papiers, Ouloume a été emportée dans l’effondrement de l’immeuble, formellement identifiée cinq jours après le drame.

La vie d’Elamine a basculé en quelques secondes, bouleversant l’ensemble de la communauté éducative des écoles des Bergers et Chabanon, où il est scolarisé. Très vite, le texte posté par Chloé Herszkowicz, enseignante aux Bergers, avait ému la toile qui l’avait relayé jusqu’à ce qu’il atteigne sa cible.

Dans le même temps, un élève de l’école avait interpellé Florian Thauvin sur Instagram : "Elamine est fou de l’équipe de France et de Mbappé, mais aussi de l’OM et de toi", lui écrivait-il. Touché par cette catastrophe, l’Olympien s’était rapproché du Parisien, avec qui il a noué une proximité au fil de leurs sélections sous le maillot bleu. Très vite, les deux internationaux avaient concocté une vidéo commune où ils s’adressaient directement à Elamine.

Échanges de balle face aux champions du monde

Dans la foulée, l’OM avait invité le petit garçon à assister à un match au Vélodrome en décembre et la Fédération française de football, avec le sélectionneur Didier Deschamps, réfléchissait au moyen de lui offrir des moments privilégiés aux côtés de ses joueurs préférés.

"Elamine a pu jouer avec les Bleus au Stade de France. C’était un moment très fort."
Chloé Herszkowicz, enseignante à l'école Chabanon

C’est désormais chose faite. "Grâce à ce formidable élan de solidarité, Elamine a pu rencontrer l’équipe championne du monde", se réjouit Chloé Herszkowicz, qui l’a accompagné à Saint-Denis, plusieurs mois après le 5 novembre, loin de tout emballement médiatique. "On a bénéficié d’un accueil extraordinaire. Didier Deschamps, qui a été très touché par ce qu’a vécu Elamine, s’est montré extrêmement gentil. Elamine a pu jouer avec les Bleus au Stade de France. C’était un moment très fort."

L’enseignante, profondément marquée par les conséquences du drame de la rue d’Aubagne et les évacuations qui ont touché une vingtaine de familles de son école, suit actuellement une formation en vue d’une reconversion professionnelle. Mais elle n’a jamais quitté Elamine.

"Les dons qui ont été très nombreux lui ont permis de meubler rapidement le nouvel appartement dans lequel il vit avec son frère et de suivre des stages de foot, pour recommencer une vie à peu près normale. Il est encore trop jeune pour le réaliser, mais il a reçu des centaines de messages de soutien, poursuit Chloé Herszkowicz. Cela ne lui rendra pas sa maman, mais ces témoignages de solidarité ont mis du baume au cœur et apporté beaucoup d’espoir dans cette période si sombre."

Laurence Mildonian